corrigée à partir du texte Google
http://books.google.it/books?id=20GMMod-aY0C&printsec=frontcover&hl=fr&source=gbs_ge_summary_r&cad=0#v=onepage&q&f=false
et
http://books.google.it/books?pg=PA97&id=EbHIZy2C5U0C&hl=it#v=onepage&q&f=false
Du ministère et des devoirs des pasteurs.
Traduction par P. Antoine de Marsilly, 1789
Préface :
Vous me blâmez mon cher frère, quoique d'une manière qui montre assez votre humilité et la bonté que vous avez pour moi, parce que j'ai voulu fuir, en me cachant, le poids de ma charge pastorale. C’est ce qui m’oblige, pour empêcher qu’on ne le croit moins pesant qu’il ne l’est véritablement, à représenter dans ce livre tout ce que j’en pense, afin que ceux qui ne sont point encore engagés dans la charge pastorale ne soient pas si imprudents de souhaiter y entrer et que ceux qui s’y sont engagés témérairement, soient dans la crainte de s’y voir élevés.
J'ai divisé ce livre en quatre parties, qui seront comme des degrés dans la découverte des vérités qu'il contient, pour ceux qui s'appliqueront à le lire.
En effet, dans la nécessité de donner des ministres à l'Eglise, il faut prendre garde à quatre choses :
1 - Par quelle voie doit-on entrer dans ces charges.
2 - Comment, lorsqu'on y est entré, doit-on s'y comporter.
3 - Comment doit-on instruire le peuple, tout en essayant de vivre saintement.
4 - Comment, en travaillant à l'instruction du peuple, faut-il s'appliquer tous les jours à considérer sa propre faiblesse.
Car il faut éviter, ou qu'une trop grande humilité n'en écarte ceux qui en sont dignes ; ou qu'après y être entrés saintement, ils n'en vivent plus selon ces principes ; ou qu'ils ne travaillent pas autant qu'ils devraient à l'instruction des autres ; ou qu'ils s'enorgueillissent du succès de l'exercice de leur fonction.
Et ceci afin d'inspirer la crainte à ceux qui, par ambition, auraient le désir d'exercer ces emplois.
En effet, ceux qui sont parvenus à ces emplois doivent y vivre de manière sainte et édifiante.
En y vivant saintement, ils doivent parvenir, par de bonnes instructions, à faire fructifier dans l'âme des peuples le bien et la vertu dont ils leur donnent l'exemple.
Et enfin, la considération de leur propre infirmité doit les empêcher d'avoir une trop grande estime de leur vertu et de leur mérite, de peur que devant Dieu l'orgueil ne leur en fasse perdre le véritable prix.
Mais, parce qu'il y en a plusieurs qui me ressemblent dans mon peu d'expérience, qui ne connaissent pas la mesure de leur force, sont assez téméraires pour vouloir enseigner aux autres ce qu'ils n'ont pas appris eux-mêmes, qui trouvent le poids de la conduite des âmes léger et aisé à porter en n'en connaissant peu l'importance et la grandeur, je commencerai par les reprendre, afin qu'ils se trouvent comme arrêtés à la porte de mon ouvrage d'une entreprise si folle et si téméraire, dans la précipitation qu'ils font paraître à rechercher, tout ignorants qu'ils sont, le rang éminent de docteur.
Que les ignorants ne doivent pas s'ingérer dans la conduite des autres.
Il n'y a point d'art dans la vie humaine qu'un homme ose entreprendre ou enseigner avant de s'être appliqué auparavant à l'apprendre avec soin et étude.
Il faut donc être bien présomptueux et bien téméraire pour oser s'engager dans des fonctions pastorales sans les connaître puisque l'art de conduire les âmes est l'art des arts et la science des sciences.
Qui ne sait qu'il est, sans comparaison, plus difficile de guérir les âmes que les corps ?
Et cependant un homme n'oserait prendre la qualité de médecin, sans connaître les remèdes pour guérir les corps. Et il y en a qui ne craignent point de prendre la qualité de médecin des âmes, quoiqu'ils ne connaissent en aucune manière les règles spirituelles de cette science divine.
Il arrive même que, alors que les puissances temporelles, par un effet de la miséricorde divine, se font une gloire de rabaisser leur puissance pour l'honneur de l'Eglise, il y a des gens assez malheureux pour rechercher les charges ecclésiastiques, et ceci afin de satisfaire une secrète ambition qu'ils ont d'être honorés et sous prétexte de contribuer par leur conduite au salut des âmes.
Ambition de paraître savant et habile, d'être au dessus de tout le monde et, comme l'allure de la vérité même, d'être salués les premiers dans les places publiques, d'avoir les premières places dans les festins et les premières chaires dans les assemblées.
Ils sont donc d'autant moins propres à s'acquitter dignement de leur charge de pasteur puisqu'ils ont recherché à être élevés à ce ministère d'humilité que par ambition.
Car le langage des pasteurs ne se comprend point par les peuples qui leur sont soumis, lorsqu'ils leur apprennent par leurs actions le contraire de ce qu'ils leur enseignent dans leurs discours.
C'est de cette sorte de gens que Dieu se plaint par la bouche d'un prophète lorsqu'il dit : « Ils ont régné, mais cela n'a point été par mon ordre : ils sont devenus princes, mais cela a été même sas que je le veuille ». (Os, 8, 4)
Car on peut dire que ceux qui n'ont aucune des vertus qui sont nécessaires, qui ne sont pas appelés de Dieu à ce ministère, mais que leur seule ambition y élève, usurpent cette dignité plutôt qu'ils ne la reçoivent.
Ils deviennent les maîtres des autres plutôt par leur propre mouvement que par l'ordre du souverain pasteur.
Il est vrai que c'est ce juge intérieur et caché qui les élève. Mais il est aussi vrai que, ne les élevant que par tolérance, il ne les connaît point puisqu'il les rejette et les réprouve, comme ces personnes qui se présentent à Jésus Christ dans l'Evangile en alléguant avoir fait des miracles et à qui il leur dit : « Retirez-vous de moi, vous qui avez vécu dans l'iniquité, je ne vous connais point ».
C'est l'ignorance de ces pasteurs que Dieu condamne quand leur dit qu'ils n'ont eu aucune science et aucune intelligence.
Et il témoigne en un autre endroit combien cette ignorance lui est en horreur quand il se plaint du fait qu'ayant la foi, ces gens ont néanmoins négligé de le connaître.
Ainsi, Dieu qui est la vérité même, se plaint de ne pas être connu d'eux tout en assurant en même temps de ne pas les connaître dans le rang qu'ils tiennent.
Parce qu'il est vrai que ceux qui ne connaissent pas les choses de Dieu ne sont pas connus de Dieu, selon le mot de saint Paul : « celui qui ignore sera ignoré ».
Cette ignorance est souvent une punition de la vie déréglée des peuples.
Car encore que ce ne soit pas par leur propre faute qu'ils n'ont pas la lumière de la vérité et de la science, il arrive néanmoins que par un juste jugement de Dieu, leur ignorance puisse être une pierre d'achoppement à l'égard de ceux qui les suivent.
C'est pourquoi Jésus Christ dit lui-même dans l'Evangile : « quand un aveugle en conduit un autre, ils tombent tous les deux dans la fosse ». (Mt, 15, 14)
Et c'est ce qui a fait dire à un prophète, plutôt par prédication que par souhait : « Faites que leurs yeux demeurent obscurcis, et laissez les dans les ténèbres qui leur cachent la lumière du jour : tenez les toujours courbés et comme rampants contre terre ». (Ps, 68, 24)
Car par les yeux, il faut entendre ceux qui étant élevés dans les plus hautes charges, y sont comme dans un lieu d'ou ils doivent montrer le chemin aux autres.
Et, selon les termes de l'Ecriture, ceux qui sont attachés à eux sont comme leur dos.
Les yeux étant obscurcis, il en résulte que le dos soit courbé.
Car il ne peut se faire que les prêtres, étant les premiers guides, puissent perdre les lumières de la science sans que ceux qui les suivent demeurent courbés sous le poids du péché qui les accable.
Que ceux qui ne font point le bien qu'ils ont appris par la méditation ne doivent point se charger de la conduite des âmes.
Il y a d'autres personnes qui, à la vérité, s'appliquent avec un extrême soin à la recherche des maximes les plus spirituelles et les plus élevées, mais qui foulent aux pieds par une vie basse et indigne les vérités dont ils ont l'intelligence. Ils s'empressent d'enseigner aux autres ce qu'ils ont appris, non par la pratique, mais par une simple spéculation. Par conséquent ils combattent et détruisent par leurs moeurs corrompues ce qu'ils s'efforcent d'établir par leurs paroles de sorte qu'il arrive souvent qu'un pasteur, marchant ainsi par des lieus escarpés et dangereux, fasse tomber avec lui le troupeau qui le suit dans le précipice.
Dieu se plaint, par un prophète, de ces pasteurs qui ont une science rendue méprisable par la conduite de leur vie lorsqu'il dit qu'après avoir bu l'eau la plus claire et la plus pure, ils troublent l'eau avec le reste de leur pieds de sorte que ses brebis n'ont que la pâture qu'ils ont foulée aux pieds et qu'elles ne peuvent, avec l'eau troublée, se rassasier de leur soif.
Les pasteurs boivent une eau très claire et très pure quand ils puisent par leur intelligence les vérités sacrées de la Sainte Ecriture.
Mais ils troublent cette eau avec leurs pieds quand ils corrompent par la dépravation de leurs moeurs les belles connaissances qu'ils y ont puisées.
Et les brebis boivent de cette eau trouble et boueuse quand, au lieu de pratiquer les bonnes instructions de leurs pasteurs, elles suivent malheureusement l'exemple de leurs mauvaises actions.
Et lorsque, dans la soif qu'elles ont de leurs instructions, elles sont perverties par le mauvais exemple qu'ils leur donnent, elles boivent de la boue et non de l'eau claire.
C'est ce qui fait dire encore à Dieu par le prophète Ezéchiel : « les mauvais prêtres sont cause de la ruine de mon peuple et la maison d'Israël a trouvé dans le dérèglement de leur vie une pierre d'achoppement et de scandale ».Ez (44,12)
En effet, il n'y a rien qui fasse plus de mal à l'Eglise que lorsqu'un homme qui porte un nom tout saint, et qui est dans un état de perfection et de sainteté, est déréglé dans ses actions. Car personne n'ose le reprendre et le mauvais exemple a une merveilleuse force pour multiplier le mal lorsqu'on honore celui qui le donne, à cause du respect qui est dû à sa dignité.
Or il est certain que ceux qui sont indignes de cet emploi éviteront de se rendre coupables d'un si grand crime s'ils réfléchissent attentivement à la vérité de cette sentence de l'Evangile : « Quiconque aura scandalisé un de ces petits qui croient en moi, il vaudra mieux pour lui qu'on lui attachât une meule de foin au cou et qu'on le jetât au fond de la mer ». Mt (18,6)
Par cette meule de foin qu'un âne faisait tourner, on entend le travail et l'embarras de la vie présente, et par le fond de la mer on entend la mort éternelle.
Par conséquent, quiconque étant élevé à un ministère qui est une marque apparente de sainteté scandalise les autres, leur est une occasion de perte par les mauvais discours ou par les pernicieux exemples, il lui aurait plus avantageux de passer toute la vie dans une profession séculière, que de servir aux autres d'exemple et d'occasion à mal faire par la vie déréglée qu'il mène dans les charges ecclésiastiques.
Car sans doute il aurait été moins bien puni dans l'enfer que s'il y était tombé tout seul.
De l'obligation qu'ont les pasteurs de mépriser les adversités de cette vie et d'en craindre les prospérités.
Je viens de marquer en peu de mots ce que je pense de la pesanteur de la charge pastorale, afin que celui dont la vertu est trop faible pour soutenir cette dignité, ne soit jamais trop hardi de s'y engager, de peur que, voulant s'élever au dessus des autres, il ne devienne leur guide pour les mener au précipice.
C'est pour nous faire éviter ce malheur que saint Jacques nous donne ce pieux et sage avis : « Mes frères, n'ayez pas tous l'ambition de devenir maîtres ». Jc (3 ;2)
Car Jésus-Christ, qui est le médiateur entre Dieu et les hommes, n'à point voulu porter les marques de la royauté et dominer en Roi sur la terre, lui qui, surpassant tous les anges en connaissance et en sagesse, règne dans les cieux avant tous les siècles.
« Jésus », dit l'Evangile, « voyant que les Juifs venaient le prendre pour le faire Roi, s'enfuit et s'en alla pour une seconde fois tout seul sur la montagne ». Jn (6,15)
Et cependant, qui aurait pu régner plus sûrement et plus justement sur les hommes que celui qui en est le souverain et le créateur ?
Mais parce qu'il s'est fait homme, non seulement pour nous racheter par ses souffrances, mais encore pour nous instruire par ses actions, il n'a pas voulu être Roi et il a bien voulu être crucifié.
Il a rejeté le souverain honneur qu'on lui offrait et il s'est offert lui-même à une honteuse mort, afin que ceux qui devaient être ses disciples et imitateurs, apprissent par un si grand exemple à fuir la gloire et les dignités du monde, à ne point craindre les terreurs et les menaces, à être prêts à souffrir les adversités pour la défense de la vérité, et à fuir les prospérités avec une sainte peur qu'elles ne leur arrivent.
En effet, les succès sont autant capables de corrompre le coeur par l'enflure qu'ils leur causent, que les traverses de le purifier par la douleur qu'elles y forment.
L'adversité fait qu'il s'élève vers Dieu et la prospérité l'abat.
L'homme s'oublie aisément quand tout lui réussit mais il est comme forcé de se reconnaître et de revenir en lui-même au temps des disgrâces.
Et comme souvent le mérite des bonnes actions que l'on a faites se perd et se noie, pour ainsi dire, dans la mer des délices, il arrive aussi que toutes les mauvaises que l'on a pu faire depuis longtemps soient lavées dans l'affliction et l'amertume.
Enfin, c'est une chose forte ordinaire que le coeur de l'homme qui était retenu par l'adversité comme par une sévère maîtresse, sous la discipline et dans la modestie, se trouve tout d'un coup changé par l'honneur et l'éclat que l'élévation lui attire.
Et c'est ainsi que Saül, à qui la considération de sa propre indignité lui avait fait fuir l'éminente qualité de Roi, ne le sut pas plutôt, que son coeur devint tellement enflé d'orgueil et que la passion qu'il avait d'être honoré aux yeux de son peuple, lui rendit insupportable une correction publique et lui fit déchirer la robe de celui qui l'avait oint et consacré roi.
David même, dont presque toutes les actions étaient agréables à Dieu, comme Dieu le témoigne, dès lors qu'il ne fut plus retenu par le poids de l'affliction devint enflé d'orgueil, jusqu'à faire mourir par un excès de cruauté le mari d'une femme qu'il avait aimée par un autre excès de passion et de mollesse.
De sorte que celui dont la clémence portait auparavant à pardonner aux méchants mêmes, forma sans aucun scrupule une résolution arrêtée de faire mourir un homme de bien.
Et ce prince, qui avait refusé de faire du mal à un homme qui l'avait outrageusement persécuté, ne fit aucune difficulté à faire périr un de ses capitaines qu'il affectionnait le plus, en exposant même à la mort une partie de son armée qui combattait si généreusement pour lui.
Sans doute une faute si énorme aurait été la cause de son exclusion du nombre des élus si la grande pénitence qu'il en fit n'en eut obtenu le pardon de la miséricorde de Dieu.
Que les occupations de la charge pastorale distraient souvent l'esprit et lui font perdre ce qu'il a de solidité.
Souvent, lorsqu'on est engagé dans la charge de pasteur, le coeur se trouve agité et comme partagé par une multitude d'occupations et de soins inévitables, et l'on devient d'autant moins capable de faire bien chaque jour que l'esprit se trouble et se confond en quelque sorte par la grand nombre d'affaires qui se présentent en même temps.
D'ou vient que le sage dit à son fils de ne pas s'embarrasser d'une multiplicité d'actions parce qu'il n'est pas aisé de recueillir l'esprit et de l'appliquer entièrement à chaque soin particulier, lorsqu'il est divisé et dispersé.
L'âme donc qui se répand ainsi au dehors par tous ces soins extraordinaires, perd aisément cette crainte intérieure de Dieu qui est toute sa fermeté et toute sa force.
Cette grande distraction extérieure lui fait oublier tout ce qui est au dedans et elle pense à tout excepté à elle-même.
Elle s'embarrasse tellement de toutes les occupations qu'elle trouve sur son chemin qu'elle ne se souvient plus du lieu ou elle se rendait.
Et ainsi, cessant de chercher Dieu qui était la fin qu'elle s'était proposée d'abord, elle ne fait plus de réflexion, ni sur ses manquements, ni sur les fautes qu'elle commet.
C'est ainsi qu'Ezéchias ne crut pas pécher, lorsqu'il montra ses trésors et ses chambres pleines de parfums aux ambassadeurs du roi de Babylone.
Et néanmoins, Dieu lui fit voir, par l'esclavage auquel il livrait ses enfants, qu'une action qu'il croyait permise était en effet une grande faute.
Souvent quand il y a tant de choses à faire, et que parmi celles qu'on a faites il s'en trouve quelques unes capables d'attirer l'admiration de ceux qui nous sont soumis, aussitôt nous occupons notre esprit de cette admiration, et notre coeur, venant à s'élever en nous-mêmes, excite la colère de Dieu bien qu'il ne fasse rien paraître en dehors de cette élévation.
Car comme le mal que nous commettons alors est caché, celui qui le juge et le condamne l'est aussi.
Et ainsi, bien que les hommes ne voient rien de ces péchés que nous commettons au dedans de nous-mêmes, ceux-ci ne cessent pas d'être de véritables péchés aux yeux de ce juge véritable.
Le roi de Babylone ne se rendit pas coupable du péché d'orgueil seulement lorsqu'il proféra des paroles hautaines et fastueuses puisqu'il fut condamné comme orgueilleux par la bouche du prophète avant qu'il n'en eut proféré aucune.
Et en effet, il avait bien reconnu lui-même devant Dieu qu'il l'avait offensé, puisqu'il en avait fait une si digne pénitence, en annonçant à ses sujets la grandeur et la puissance du Dieu qu'il avait offensé.
Mais, quelque temps après, le succès des armes et l'agrandissement de ses Etats venant à lui donner de la joie et de la complaisance d'avoir fait des choses admirables de sorte qu'il commençait à se préférer dans son coeur à tous les monarques du monde, il se dit dans son coeur: « n'est ce pas ici cette Babylone magnifique que j'ai bâtie dans l'éclat de ma puissance et par mes propres forces pour être la capitale de mon royaume ? ». Dan (4, 27).
Ces paroles attirèrent sur lui les effets visibles de la colère de Dieu que son orgueil secret avait déjà irritée et ce juge exact avait vu au fond de son coeur ce qu'il punit après en lui d'une manière si publique et si visible.
Car il le sépara de la société humaine et, lui ayant enlevé l'usage de la raison, le réduisit à vivre en bête et avec les bêtes de sorte que, par un jugement très rigoureux mais très juste, ce roi cessa même pour quelque temps d'être homme, en punition de ce qu'il avait osé s'élever au dessus des autres hommes.
Mais je ne prétends pas, dans ce que je viens d'avancer, blâmer la puissance et l'autorité légitime.
Tout mon dessein n'est que de fortifier le coeur des hommes contre la faiblesse qui les porte à désirer cette puissance et cette autorité. Et aussi afin que les imparfaits n'aient pas la présomption et la hardiesse de s'avancer dans les dignités les plus éminentes. Et enfin pour que ceux qui chancellent dans les endroits les plus faciles ne soient pas si téméraires de s'engager à marcher sur le bord du précipice.
De ceux à qui l'amour du repos fait fuir la conduite des âmes, ou néanmoins ils pourraient beaucoup profiter aux autres par leurs bons exemples.
Il y a des personnes qui reçoivent de Dieu des grâces extraordinaires, des talents et des avantages très propres à exercer et faire avancer les autres.
Ils ont un amour inviolable pour la pureté.
Ils sont devenus vigoureux par une longue habitude à garder l'abstinence.
Ils sont tout remplis de science.
Un long exercice de patience les a établis dans l'humilité.
Ils se sont élevés au dessus des autres par le poids et la force de l'autorité qu'ils ont acquis.
Ils gagnent les coeurs par une piété douce et affable.
Et enfin leur inviolable fermeté à s'attaquer à la justice les rend prudents et circonspects en toutes choses.
Si ces personnes en viennent à refuser l'appel du ministère de la conduite des âmes, elles perdront souvent le fruit de tous ces avantages qu'elles n'ont pas reçu de Dieu pour elles seules mais aussi pour les autres. Et en ne songeant qu'à leur utilité particulière, elles se privent elles-mêmes des biens qu'elles voudraient ne posséder que pour elles.
C'est ce qui fait dire à Jésus-Christ dans l'Evangile « qu'une ville située sur une montagne ne peut point être cachée, et que l'on allume point une lampe pour la mettre sous le boisseau mais sur le chandelier, afin qu'elle éclaire tous ceux qui sont dans la maison ». Ma (5,15)
Et c'est aussi ce qui lui fait dire ailleurs en s'adressant à l'apôtre saint Pierre : « Simon, fils de Jean, m'aime-tu ? ». Et cet apôtre ayant répondu aussitôt qu'il l'aimait, il lui répondit : « Si tu m'aimes, pais mes brebis ».Jean (21,17).
Si le soin de paître les brebis de Jésus-Christ est un témoignage de l'amour qu'on lui porte, ceux qui ont les vertus nécessaires pour pouvoir s'acquitter dignement de cet emploi, en refusant de le faire, doivent reconnaître de bonne foi qu'ils n'aiment pas celui qui en est le souverain pasteur.
« S'il est vrai », dit saint Paul, « que Jésus-Christ est mort pour tous, il est donc aussi vrai que tous sont morts. Et s'il est mort pour tous, il faut donc que ceux à qui il a donné la vie ne vivent plus pour eux-mêmes, mais pour celui qui est mort et ressuscité pour eux ». 1Cor (3 , 15)
Moïse nous a marqué cette vérité lorsqu'il a ordonné que si un homme vient à mourir sans enfants, son frère épousait la femme pour lui en susciter. Et que s'il se refusait à le faire, cette femme peut lui cracher au visage et son plus proche parent lui ôter un soulier de sorte qu'on appelât sa maison celle déchaussé.
Car ce frère mort est proprement celui qui, apparaissant à Madeleine après la résurrection, lui dit d'en aller apprendre la nouvelle à ses frères.
Il est mort, en quelque sorte, sans enfants, en ce qu'il n'a pas encore rempli entièrement le nombre de ses élus.
On ordonne au frère qui lui reste au monde de prendre sa femme et de se mettre en sa place.
En effet, il est raisonnable et juste qu'on charge du soin de gouverner l'Eglise, qui est l'épouse de Jésus-Christ, celui que l'on en juge capable.
Et lorsqu'il refuse, la femme doit lui cracher au visage, parce que l'Eglise a le droit de reprocher à ceux qui ont des talents leur injustice de ne pas vouloir en faire profiter et édifier les autres.
On doit lui ôter un de ses souliers et sa maison doit être appelé la maison du déchaussé, parce qu'il est écrit aux Ephésiens, « que vos pieds aient une chaussure pour être préparé à annoncer l'Evangile de paix ». Eph (6,6).
Et lorsque nous joignons au soin que nous avons de nous-mêmes celui qu'on nous oblige d'avoir pour le salut des autres, on peut dire que nous avons les deux pieds chaussés.
Mais quand l'amour de notre utilité propre nous fait négliger celle de notre prochain, nous perdons avec honte la moitié de notre chaussure.
Il y a donc des personnes qui, étant douées de qualités très avantageuses mais qui n'ayant de l'inclination et de l'amour que pour la contemplation, refusent de servir et d'assister le prochain par leurs prédications et cherchent le repos et la solitude pour contempler les choses célestes avec plus d'ardeur et de quiétude.
Mais à juger leur conduite selon les règles de la vérité, il est sans doute qu'elles se rendent autant coupables en se cachant de la sorte qu'elles auraient pu faire de profit en se manifestant.
Car par quel esprit un homme qui, pouvant être utile aux autres en se chargeant de leur conduite, peut-il préférer la satisfaction de sa retraite au bien qu'il pourrait leur procurer.
Le fils de Dieu même n'a-t-il pas quitté le sein de son père et n'est-il pas venu dans ce monde afin de le rendre utile à plusieurs ?
Que ceux que leur humilité porte à fuir la conduite des âmes ne sont vraiment humbles que lorsqu'ils ne résistent pas opiniâtrement à l ordre de la Providence qui les y engage.
Il y a aussi des personnes qui refusent par un pur sentiment d'humilité d'entrer dans les charges Ecclésiastiques, dans l'appréhension de s'y voir élevés au dessus de ceux qu'ils estiment être plus vertueux qu'eux. Mais si leur humilité est véritable aux yeux de Dieu et qu'elle se trouve jointe en eux avec les autres vertus, elle n'ira point jusqu'à refuser avec opiniâtreté l'emploi qu'on leur impose et dont ils peuvent s'acquitter avec succès.
Car celui-là n'est pas vraiment humble qui, sachant que Dieu l'engage à conduire les âmes, méprise de se soumettre à son ordre.
Donc, lorsqu'un homme est vraiment soumis aux ordres de la Providence, et qu'il craint de se rendre coupable d'obstination, si on lui commande de prendre le gouvernement des âmes, que Dieu l'ait déjà prévenu des grâces nécessaires pour qu'il puisse servir les autres sans se nuire à lui-même, il doit obéir malgré lui, avec un coeur éloigné de lui-même.
Il y a des personnes qui sont louables de délivrer le ministère de la prédication comme il y en a d'autres, au contraire, qui sont louables de ne prêcher qu'après y avoir été forcées.
On reconnaît là la conduite de deux prophètes, dont l'un se présenta de lui-même afin qu'on l'envoyait prêcher, alors que l'autre ne le fit qu'avec de grandes appréhensions et après de fortes résistances.
Car Isaïe, voyant Dieu en peine de trouver un homme pour l'envoyer prêcher, se présenta devant lui et lui demandant de l'envoyer.
Mais Jérémie étant envoyé de Dieu, se défendit humblement pour ne point aller ou il l'envoyait.
Il s'excusa sur sa difficulté de parler et sur le fait qu'il n'était encore qu'un enfant.
Quelque diversité qui paraisse dans les paroles de ces deux prophètes, elles venaient en eux du même principe de charité. Car cette vertu qui nous est commandée a deux objets : Dieu et le prochain.
Isaïe donc désirant servir le prochain dans la vie active demande mission pour prêcher. Jérémie, pour s'attacher incessamment et tranquillement à Dieu dans la contemplation cherche, en s'excusant, un moyen de s'en dispenser.
Ainsi ce que l'un a cru pouvoir désirer avec raison, a été aussi avec raison le sujet de l'appréhension de l'autre.
Car si l'un craignait de perdre en prêchant l'avantage de la contemplation, l'autre appréhendait de perdre par son silence le mérite d'une action charitable.
Mais ce qui est particulièrement à remarquer dans la conduite de ces deux prophètes, c'est que celui qui s'est excusé d'abord ne s'est pas laissé aller jusqu'à une entière résistance. Et que celui qui s'est présenté lui-même pour prêcher, s'est vu purifier auparavant la langue avec du feu de l'autel par la main d'un ange.
D'ou l'on apprend d'un coté à ne pas s'ingérer dans un ministère si saint en n'étant pas encore purifié et de l'autre à ne pas refuser d'y entrer, par un orgueil caché sous le voile de l'humilité, quand il est certain que c'est Dieu qui y appelle.
Mais comme il est bien difficile qu'un homme sache s'il a une vertu assez épurée pour pouvoir exercer son ministère, il est plus sûr pour lui de le refuser.
Néanmoins, comme nous l'avons déjà dit, il ne doit pas être opiniâtre dans ce refus lorsqu'il est sûr que Dieu veut qu'il s'y engage.
C'est l'exemple admirable que Moïse nous a donné lorsqu'il refusa d'abord de conduire un si grand peuple, et qu'il le reçut néanmoins par obéissance.
Car comme il en aurait peut-être eu de l'orgueil à s'engager sans crainte dans un emploi si difficile, cet orgueil aurait été le même à refuser d'obéir à Dieu qui l'appelle.
Ainsi témoigna-t-il de son humilité et de sa soumission en refusant et en acceptant cette charge.
Car d'une part en considérant sa propre faiblesse il la refusa. De l'autre, s'appuyant sur la toute puissance de celui qui lui commandait de la prendre, il se soumit à la recevoir.
Que ceux-là donc qui sont assez téméraires et inconsidérés, non seulement pour ne pas craindre mais aussi pour désirer commander aux autres, apprennent de cet exemple combien ils sont coupables.
Les plus grands saints ont appréhendé de s'engager à conduire le peuple de Dieu, alors même qu'il le leur commandait. Dieu ordonne à Moise d'être le chef de son peuple et néanmoins il tremble.
Et aujourd'hui les plus faibles et les moins vertueux soupirent après cette charge.
Ils succombent sous le poids de leurs propres misères et ils sont ravis qu'on les charge encore de celles des autres.
Ils ne peuvent répondre seulement de leur âme et ils veulent bien se rendre responsables de celles de tout un peuple.
De ceux qui, désirant avoir de l'autorité sur les autres, abusent d'un passage de saint Paul pour appuyer ce désir ambitieux.
Ceux qui ont la passion de s'avancer dans le saint ministère de la conduite des âmes se servent d'ordinaire, pour l'appuyer, d'un passage de saint Paul que voici : « Si quelqu'un souhaite l'Episcopat, il désire une fonction et une oeuvre sainte ». 1Tim (3,1)
Mais ils ne prennent pas garde que cet Apôtre, après avoir loué ceux qui ont ce désir, les épouvante aussitôt et les effraye en disant « qu'il faut qu'un Evêque soit irrépréhensible », leur faisant voir alors, par le dénombrement qu'il fait des vertus qui lui sont nécessaires, quelle doit être cette irrépréhensibilité dont il parle.
De sorte qu'au même temps qu'il approuve leur désir, il les remplit de crainte par leur obligation qu'il leur impose.
Car c'est comme s'il disait : j'approuve ce que vous recherchez, mais prenez bien garde auparavant de savoir quelle est la chose que vous recherchez, de peur qu'en examinant pas assez jusqu'ou vos forces peuvent aller, vos défauts et vos imperfections ne paraissent avec d'autant plus de honte et de confusion pour vous que vous aurez eu plus d'empressement à vous élever à une dignité ou vous êtes visible de tout le monde.
Et ainsi, si ce grand apôtre, qui sait parfaitement les règles de la conduite, semble d'un coté porter les hommes à désirer le ministère Evangélique par les louanges qu'il lui donne, il les effraye également pour leur inspirer du détachement, afin de réprimer leur ambition en leur montrant jusqu'à quel point il faut être irrépréhensibles pour pouvoir y prétendre.
Il les exhorte ainsi à régler leur vie par les louanges qu'il donne à la chose qu'ils recherchent.
Il importe toutefois de remarquer que saint Paul disait cela dans un temps ou ceux qui occupaient les charges étaient les premiers à être conduits au martyre.
Il n'y a avait alors rien de plus louable que la recherche de l'épiscopat, puisque c'était une voie assurée pour endurer les supplices les plus horribles.
Et c'est pour cela que saint Paul définit la charge d'un Evêque comme une oeuvre sainte. Celui qui désire l'épiscopat désire donc une oeuvre sainte.
En revanche, celui qui ne désire pas l'épiscopat dans le dessein de travailler pour la gloire de Dieu mais seulement pour y être honoré des hommes, doit être convaincu en lui-même qu'il ne recherche pas l'épiscopat dont parle l'Apôtre.
En effet, peut-on dire que ce soit aimer ce ministère sacré que de témoigner tant d'empressement et de passion à y parvenir.
N'est ce pas plutôt n'en avoir pas la moindre connaissance que de repaître son esprit de la pensée de voir les autres soumis à son autorité, que de prendre plaisir à entendre ses propres louanges, que d'avoir le coeur tout enflé des honneurs que l'on reçoit, et enfin que d'être ravi de s'y voir dans l'abondance de toutes choses ?
N'est ce pas proprement chercher les avantages du siècle dans un ministère ou l'on doit travailler le plus à les combattre et à les détruire ?
Et l'âme, faisant ainsi servir à sa propre élévation une charge qui est pour ainsi dire le comble de l'humilité, refuse au dedans d'elle-même ce qu'elle semble chercher au dehors.
Que ceux qui désirent les charges Ecclésiastiques se flattent dans ce désir de la fausse venue du bien qu'ils se proposent de faire.
Ceux qui désirent les dignités de l'Eglise auxquelles la charge des âmes est attachée, se proposent naturellement d'y servir Dieu et d'y faire quelque bien.
Quoique ce soit un mouvement d'ambition qui les y pousse, ils ne se représentent néanmoins que les oeuvres saintes et les grands biens qu'ils s'imaginent pouvoir faire.
Et ainsi, cachant dans leur coeur cette secrète ambition, ils n'envisagent que ce faux désir du bien qui les trompe et qui n'est que sur la surface de leur pensée.
Car souvent dans ces rencontres l'esprit de l'homme séduit l'homme et se trompe lui-même.
Il s'imagine aimer dans une bonne action ce qu'il n'y aime point en effet et ne point aimer dans les choses qui sont glorieuses selon le monde, ce qu'il y aime véritablement.
Bien qu'il désire passionnément une dignité, il est timide lorsqu'il la recherche parce qu'il craint de ne pas l'obtenir.
Mais aussitôt qu'il l'a obtenu et qu'il la possède, il devient hardi et la considère comme étant due à son mérite.
De sorte que, commençant à en exercer les fonctions d'une manière toute humaine, il en oublie aisément les belles idées qu'il s'était proposé de faire.
Afin donc de ne pas donner lieu à cette illusion de notre esprit, il est bon de jeter les yeux sur la manière dont nous avons vécu auparavant.
Que chacun considère ce qu'il a fait individuellement et il reconnaîtra s'il est capable de faire le bien qu'il se propose dans la conduite des autres.
Car celui qui a été orgueilleux dans un état bas et humble ne peut pas devenir humble lorsqu'il se verra élevé au dessus de tous.
Celui qui a désiré les louanges lorsque personne ne lui en donnait, ne les méprisera pas lorsqu'on lui en donnera.
Celui qui n'a pu se contenter du bien qu'il avait lorsqu'il était seul, ne pourra pas vaincre l'avarice lorsqu'il deviendra le dépositaire des biens qu'il doit employer pour le soulagement des pauvres.
Que chacun donc se juge soi-même par les actions de sa vie passée, de peur qu'ayant une passion véritable de posséder une grande dignité, il ne se trompe lui-même par de faux buts et des résolutions imaginaires.
En effet, il arrive assez souvent que l'on perde, même parmi les occupations du ministère, le bien que l'on pratiquait dans la tranquillité d'une vie privée.
Car si les moins habiles marins le sont assez pour pouvoir conduire un navire quand la mer est calme, les plus expérimentés en cet art ne savent pas ou ils en sont lorsqu'elle est agitée d'orages et de tempêtes.
Et n'est ce pas un orage et une tempête pour l'âme d'un pasteur que cette haute puissance ou on l'élève.
Son coeur qui est toujours agité de différentes pensées n'est-il pas comme un navire que la tempête porte tantôt d'un coté et tantôt d'un autre.
Et cette obligation continuelle de sortir de lui-même par les actions et par les paroles ne lui fait-elle pas rencontrer une infinité d'écueils ou il est bien à craindre qu'il ne se brise ?
Quelle règle doit-on suivre dans de si grandes difficultés, sinon que celui qui a les vertus nécessaires pour la conduite des âmes se rende quand on le force d'accepter.
Et que celui au contraire qui ne les a pas ne se laisse jamais engager quand bien même on voudrait l'y forcer.
Le premier doit craindre qu'en refusant absolument l'emploi qu'on lui offre il ne lui soit reproché de s'être caché dans le mouchoir d'argent qu'on lui a confié.
En effet, c'est se cacher sous l'obscurité d'une vie oisive et paresseuse que de refuser les avantages que Dieu donne.
Et l'autre ne doit pas moins appréhender qu'en souhaitant ainsi d'être élevé à un ministère si saint, il ne devienne pas l'exemple d'une vie dépravée et un obstacle à ceux qui veulent entrer au ciel, comme ces pharisiens de l'Evangile dont Jésus-Christ se plaint.
En n'y entrant point eux-mêmes, ils ne permettent pas aux autres d'y entrer.
Le dernier doit de plus considérer qu'un Pasteur qui va prendre le soin d'un peuple dont on le charge est un comme un médecin qui va traiter un malade.
Et s'il paraît, par ses actions, que ses passions sont encore en lui toutes vivantes, il est totalement déraisonnable de se proposer comme il le fait de vouloir guérir les plaies des autres tandis qu'il en porte de si visibles sur lui-même.
Qui sont ceux qui peuvent se laisser engager dans les charges pastorales.
Lors donc qu'il s'agit de forcer un homme à prendre la charge de pasteur, de le forcer à devenir l'exemple et la règle de la conduite des autres, il faut que ce soit un homme qui, étant mort à toutes les passions de la chair, vive déjà d'une vie toute spirituelle et toute divine.
Il doit fouler aux pieds tous les biens et tous les avantages du monde, qui n'en appréhende pas les difficultés et les maux et qui ne désire que les richesses intérieures et célestes.
Dans l'exécution de ses bons desseins, il doit être ni d'une complexion trop faible pour le corps ni d'une disposition vicieuse et maligne pour l'âme.
Bien loin de désirer ce qu'il n'a pas, il doit toujours être prêt à donner tout ce qu'il a.
Porté aisément à pardonner et à user d'indulgence, parce qu'il a des entrailles de compassion et de tendresse, il doit être indulgent néanmoins quand il le faut, parce qu'il est inflexible dans l'amour de l'équité et de la justice.
Il ne tombe point dans le péché mais il déplore les péchés des autres, comme si lui-même les avait commis.
Il compatit du fond du coeur à l'infirmité des âmes faibles et se réjouit de l'avancement de ses frères comme du sien propre.
Il transforme toutes ses actions en un modèle que ceux qui lui sont soumis puissent imiter et n'en fait aucune dont le souvenir puisse lui causer de la honte.
S'étudiant à mener une vie sainte, il a soin en même temps d'instruire les autres et d'arroser la sécheresse de leur âme par les eaux d'une doctrine céleste.
Enfin, étant fermement attaché à l'oraison, il sait déjà par expérience qu'il pourra obtenir de Dieu ce qu'il aura à lui demander, comme étant un de ceux à qui s'adresse particulièrement cette parole de Dieu qui est rapportée dans le prophète : « Vous n'aurez pas plutôt ouvert la bouche pour me prier que je vous dirai : me voici ».
Car si quelqu'un vient nous prier d'intercéder pour lui auprès d'une personne puissante qu'il aurait offensée et qui nous serait inconnue, nous lui répondrions aussitôt que, n'ayant point d'accès auprès de cette personne, nous ne pourrions pas intercéder pour lui auprès d'elle.
Si donc un homme ne peut se résoudre à demander grâce à un autre pour celui qui l'a offensé, parce qu'il ne se croit pas assez proche de lui, comment peut-il croire, en considérant les actions de sa vie, que Dieu l'ait reçu dans son amitié ?
Et donc comment peut-il alors prétendre devenir médiateur et intercesseur pour les âmes ?
Comment osera-t-il implorer la miséricorde pour ses frères, lui qui ne sait pas encore s'il l'a reçue pour lui-même ?
Et ne faut-il pas craindre qu'en employant cet homme pour fléchir l'indignation de Dieu envers les coupables, il ne l'irrite encore par ses propres fautes.
C'est ainsi ce qui arrive à l'égard d'une personne puissante qu'on veut apaiser, lorsque celui qui lui parle en faveur des autres ne lui est point agréable.
On le sait par expérience, il en devient plus irrité.
Que celui donc qui est encore attaché à la terre par ses désirs prenne garde que le plaisir qu'il a de se voir honoré dans le rang qu'il tient n'allume encore d'avantage la colère de ce juge sévère.
Il sera la cause ensuite de la perte des âmes qui lui sont soumises.
Qui sont ceux qui doivent s'éloigner du ministère de la conduite des âmes.
Ce que je viens de dire fait voir que chacun de nous doit soigneusement s'examiner et, principalement, prendre garde de ne pas s'engager dans les charges ou l'on doit avoir la conduite des âmes si l'on se trouve encore misérablement asservi au vice.
Ainsi que de ne pas entreprendre d'intercéder pour les fautes des autres si l'on se trempe encore dans les siennes.
Car c'est cette innocence et cette grande pureté de vie que Dieu exige de ses ministres et qu'il a voulu nous marquer lui-même lorsque parlant à Moïse, il lui dit : « Donnez de ma part cet ordre à votre frère Aaron : que ceux de votre race en qui l'on verra quelque tache ne s'approchent point de l'autel du seigneur pour lui offrir des pains, et qu'ils ne s'ingèrent pas de faire la fonction de ses ministres et des ses prêtres, s'ils sont aveugles ou boiteux, s'ils sont camus, ou s'ils ont le nez trop long ou de travers, s'ils sont mutilés de quelque bras ou de quelque jambe, s'il sont bossus ou chassieux, s'ils ont quelque tare sur l'oeil, s'ils ont la galle ou la gratelle, ou enfin s'ils ont quelque décente » Lv (21, 6)
Un homme est aveugle quand il ne s'étudie pas à se remplir des lumières de Dieu dans la contemplation, ou que se trouvant enveloppé des ténèbres de la vie présente, n'aimant pas la lumière de la vie future, ne s'y attachant pas, il est réduit à ne pas savoir ou marcher ni que savoir faire.
C'est ce qu'Anne, mère de Samuel, a voulu marquer quand elle a dit par un esprit de prophétie : « Dieu conduira les pas des élus pendant que les méchants seront réduits au silence au milieu des ténèbres qui les environnent. » R(2, 9)
Un homme est boiteux quand, voyant bien ou il doit aller, l'infirmité de son âme l'empêche de marcher avec autant de perfection et de fidélité qu'il devrait dans la voie qui mène à la vie.
Car il est certain que la mauvaise habitude qu'une vie molle a fortifiée dans l'âme, ne lui permettant pas d'aller droit à cet état de perfection, dont le désir est dans elle comme un pied sur quoi elle se soutient, elle n'y peut aller qu'imparfaitement et d'une manière chancelante.
C'est ce qui a fait dire à saint Paul en s'adressant aux Hébreux : « Relevez donc vos mains qui sont languissantes et fortifiez vos genoux qui sont affaiblis. Conduisez vos pas par des voies droites, afin que s'il y en a un qui soit chancelant, il ne s'égare pas mais plutôt qu'il se redresse » Heb (12, 13)
Un homme est camus et a le nez trop court lorsqu'il n'a pas assez de sens et de discernement pour le conduire sagement et avec discrétion.
Car comme c'est avec le nez que nous discernons les bonnes ou les mauvaises odeurs, ainsi c'est avec la discrétion que nous faisons un juste discernement entre les vertus et les vices, pour embrasser les unes et rejeter les autres.
C'est pourquoi parmi les éloges de l'épouse l'Ecriture dit d'elle qu'elle a le nez semblable à la tour du Liban.
Ce qui signifie que l'Eglise pénètre avec beaucoup de lumière et de discernement toutes les causes et les sources des tentations et des péchés. C'est ainsi qu'elle découvre de loin la guerre que nous font les vices.
Mais il y en a qui, pour ne pas paraître stupides ou sans esprit, s'appliquent souvent à des recherches futiles et superflues, dont la subtilité les conduit enfin à l'illusion et à l'erreur.
Ce sont ces personnes qui, signifiées comme ceux ayant le nez trop long ou de travers, doivent être exclus du ministère de l'autel.
Car ce nez trop long ou de travers exprime assez nettement les recherches curieuses et trop subtiles, dont l'excès empêche qu'on ne règle comme on ne doit ses actions et sa conduite.
Un homme est mutilé d'un pied ou d'une main quand il ne peut point du tout marcher dans la voie de Dieu, et qu'il est dans une entière impuissance de faire de bonnes oeuvres.
De sorte que non seulement il ne marche pas dans la voie de la vertu faiblement et imparfaitement comme un boiteux, mais même il n'y marche en aucune manière.
L'homme bossu est celui que le poids des soins et des inquiétudes pour les choses du monde le fait se courber et de pencher vers la terre, tellement que son âme, n'élevant jamais les yeux vers le ciel, demeure toujours attachée aux biens de ce monde.
Le poids de ses mauvaises habitudes l'attache si fort que, bien qu'elle entende quelquefois parler du bonheur dont on jouit dans le ciel, elle n'y porte jamais les yeux pour le regarder parce qu'effectivement il n'est pas possible, quand on s'est ainsi courbé à force de s'embarrasser dans les soins et les affaires du monde, de détourner ses pensées pour les élever à Dieu.
C'est de ces sortes de personnes dont le prophète Roi reconnaissait qu'il était quand il a dit : « Je suis entièrement courbé et abattu ».Ps (118,107)
Et c'est leur conduite que la Vérité même a condamnée dans l'Evangile, lorsqu'elle a dit que la semence qui est tombée dans les épines, marquait ceux qui, après avoir écouté la parole de Dieu n'en rapportent aucun fruit. Les soins, les richesses et les plaisirs étouffent en leur âme cette semence divine.
L'homme chassieux est celui en qui une vie basse et charnelle obscurcit ce qu'il a de vivacité d'esprit propre à connaître la Vérité.
La chassie des yeux n'en altère pas la prunelle de prime abord, mais plutôt à force que l'humeur découle, et ainsi les paupières en deviennent affaiblies et enflées, de sorte que la prunelle même des yeux vient à s'altérer et à ne plus être si vive.
De la même manière, les actions basses et déréglées dans ceux qui ont de l'esprit et du bon sens, n'empêchent pas d'abord d'avoir assez de pénétration pour en voir la vérité et le bien.
Mais à force de les commettre, ils perdent la vivacité de leur lumière.
Il faut donc regarder comme chassieux tous ceux qui sont naturellement éclairés, mais en qui les dérèglements de la vie font perdre peu à peu ce que la nature leur a donné de sens et de lumière.
C'est à ces personnes que l'on peut adresser ces paroles de l'ange et de l'Apocalypse : « Appliquez un collyre sur vos yeux afin qu'ils voient clair ». Ap (3,18).
Car appliquer un collyre sur ses yeux afin de voir clair, c'est se servir des bonnes actions comme d'un remède capable de fortifier notre esprit pour le disposer à mieux connaître la véritable lumière.
Un homme a une maille dans l'oeil quand il ne peut voir la lumière de la vérité, parce que l'aveuglement que lui cause l'estime présomptueuse qu'il a de sa propre justice et de sa propre sagesse l'en empêche.
La prunelle des yeux, bien que noire, est capable de voir tous les objets pourvus qu'elle demeure dans sa disposition naturelle et qu'au contraire elle n'en peut voir aucun quand elle est chargée et couverte d'une tache blanche.
De la même manière, si un homme se regarde comme un insensé, un pécheur et un criminel, c'est alors qu'il a une connaissance claire et distincte de la vérité.
Mais quand il s'attribue la blancheur de la justice ou de la sagesse, il perd aussitôt la connaissance et la vue de cette même vérité. Il devient alors d'autant moins capable de la voir qu'il s'élève davantage au dedans de lui-même, parce qu'il s'imagine la connaître.
Et c'est de ces personnes que l'Apôtre dit : « qu'en voulant payer pour les sages du monde, ils sont devenus fous et insensés ». Rom 1 (1,28).
C'est avoir une gale invétérée que de succomber toujours aux mouvements déréglés de la chair.
Car comme cette incommodité vient d'une excessive chaleur qui passe des entrailles jusque sur la peau, c'est avec fondement qu'on la regarde comme la figure de l'impureté.
En effet lorsque la tentation qui se forme dans le coeur passe jusqu'à l'action, il arrive à l'âme ce qui arrive au corps, lorsque la chaleur qui est cachée dans les entrailles se répand sur la peau qu'elle gâche et qu'elle corrompt.
Car les pensées mauvaises se rendent enfin maîtresses des sens extérieurs, lorsqu'au lieu de les repousser, on prend plaisir de s'y arrêter ce qui est un mal que saint Paul voulait nous faire éviter lorsqu'il disait : « Faites en sorte de n'avoir que des tentations humaines et ordinaires. » 1Cor(10,13)
Comme s'il avait voulu dire : « je sais que les hommes sont sujets à de fortes tentations dans leur coeur, mais ils deviennent des démons lorsqu'au lieu d'y résister ils se laissent entièrement vaincre par elles, jusqu'à faire au dehors le mal ou elles les poussent. »
Les personnes qui sont couvertes de gratelle sur tout le corps sont celles dont l'avarice possède l'âme toute entière et fait en elle des progrès infinis quand on manque d'en arrêter le cours dans les plus petites choses.
Car comme la gratelle ne fait point de douleur à celui qui en est travaillé, bien qu'elle altère la santé et la beauté de son corps, de même l'avarice blesse l'âme qu'elle possède alors même qu'elle en ressent quelque sorte de plaisir.
Et en lui représentant comme des objets agréables les biens qu'elle peut acquérir, elle l'anime à entreprendre avec chaleur des procès et des querelles. Ainsi elle la blesse sans douleur, parce qu'elle promet à son avidité une pleine abondance dans l'accomplissement de son péché.
Et comme la gratelle défigure le corps et en rend la peau rude et désagréable, ainsi l'avarice fait perdre à l'âme l'éclat de toutes ses vertus et l'engage insensiblement dans toutes sortes de vices selon le témoignage de saint Paul : « L'avarice est la source de tous les maux ».1Tim (6,10).
Enfin, un homme a la descente quand, ne faisant point au-dehors d'actions malhonnêtes, il trouve dans les pensées qui agitent continuellement son âme un poids qui l'y porte.
Ne commettant extérieurement rien de criminel, il ne fait aucune résistance aux pensées impures qui lui viennent.
En effet, la descente est une infirmité qui vient d'une humeur des entrailles et qui descend jusqu'aux parties naturelles en les faisant enfler d'une manière qui cause en même temps de la peine et de la confusion.
Ainsi faut-il entendre par un homme travaillé d'une descente celui dont les pensées, étant toutes portées à l'impureté, a le coeur chargé du poids honteux de ses mauvais désirs.
De sorte que, bien qu'il ne paraisse rien de déréglé et de malhonnête dans ses actions, il ne cesse pas de s'occuper sans cesse l'esprit de ces pensées criminelles.
Ce poids honteux l'appesantit au dedans de lui-même et l'empêche de s'appliquer au dehors à l'exercice des bonnes oeuvres.
Il est donc défendu à tous ceux en qui il se trouve quelques-uns de ces vices figurés par tous ces défauts corporels dont nous venons de parler, d'offrir des pains au seigneur, de crainte qu'étant encore engagés dans la servitude de leurs propres péchés, et en étant encore tout souillés, ils ne soient incapables de travailler efficacement à détruire et à effacer ceux des autres.
Nous avons montré jusqu'ici en peu de mots de quelle manière on entre dans les charges pastorales et comment ceux mêmes qui en sont dignes ne doivent s'y laisser engager qu'avec beaucoup de crainte.
Il faut maintenant faire voir comment ceux qui y sont canoniquement élevés doivent s'y conduire.
----------------------------------------------------
Comment on doit se conduire dans la charge de Pasteur, après qu'on y a été élevé par des voies légitimes et canoniques.
Il doit y avoir autant de différence entre la vertu d'un Pasteur et celle de son peuple, qu'il y en a entre un berger qui est un homme, et les brebis qui sont des animaux irraisonnables. C'est pourquoi que celui qui conduit les âmes considère bien à quelle pureté et à quelle perfection il est obligé par son ministère, puisque tout son peuple ne doit être à son égard, que ce qu'est un troupeau à l'égard du berger qui le conduit. Il faut donc que ses pensées soient pures, que sa vertu surpasse celle de tous les autres, que la prudence et la discrétion règle sont silence, que sa parole soit utile et édifiante, qu'il soit tendre et compatissant envers tout le monde, qu'il soit plus élevé que personne dans la contemplation. Qu'étant humble il ne s'estime au dessus d'aucun de ceux qui vivent bien, que son zèle pour la justice fasse qu'il s'élève contre les vices de ceux qui vivent mal, que son occupation dans les choses extérieures ne diminue rien du soin qu'il doit avoir des choses intérieures, et que son application forte à vaquer aux choses qui regardent l'âme, ne lui fasse pas quitter celle qu'il doit avoir à régler les choses extérieures.
Mais il faut étendre un peu plus au long, les qualités d'un véritable Pasteur que je viens de marquer en si peu de paroles.
De la pureté de coeur et d'esprit que le Pasteur doit conserver dans son ministère.
Le premier soin qu'un Pasteur doit avoir dans l'exercice de son ministère, est que toutes ses pensées soient pures, et que toute l'application de son esprit soit dégagée des créatures. Car étant obligé, par la charge, d'ôter du coeur des autres ce qu'ils peuvent y avoir d'impur, il n'y doit avoir aucune impureté dans son propre coeur. En effet, la main qui entreprend de nettoyer ce qui est sale dans les autres, doit elle-même être nette ; parce qu'elle ne pourrait que salir encore d'avantage ce qu'elle toucherait, si elle en voulait ôter les ordures en même temps qu'elle manierait de la boue. C'est pourquoi, il est dit dans le Prophète Isaïe : « Soyez purs, vous qui avez à porter les vases du Seigneur » (Is 32, 11). Car ceux-là, proprement, portent les vases du Seigneur, qui en vivant saintement se chargent de conduire jusque dans les tabernacles éternels les âmes de leurs frères.
Que ceux donc, qui promettent de porter comme dans le sein de leur foi qu'ils y engagent, ces vases vivants jusqu'au temple de l'éternité, considèrent bien en eux-mêmes l'extrême pureté de coeur qu'ils doivent avoir. Car pourquoi Dieu commanda-t-il à Moïse, de faire attacher avec des cordons le Rational de jugement sur la poitrine d'Aaron (Ex 38), sinon pour nous montrer qu'il ne faut pas qu'un Prêtre ait le coeur dissipé et sujet à des pensées égarées ? Mais que la raison seule doit le fixer et arrêter, en sorte qu'il ne s'occupe point des choses inutiles et qui ne regardent point son ministère. Mais qu'en étant élevé dans une charge où toutes ses actions doivent servir d'exemples aux autres, il fasse voir comment il y est obligé, par une conduite pleine de gravité et de sagesse, quel soin et pour ainsi dire quel poids de raison il porte dans son âme.
Aussi Dieu ordonne-t-il ensuite, qu'on écrive sur ce Rational les noms des douze Patriarches, pour nous montrer qu'un Pasteur doit toujours avoir les noms des Saints écrits sur son coeur, et repasser sans cesse en sa mémoire leurs actions saintes. Car il se rend vraiment irrépréhensible dans sa conduite, lorsqu'il considère sans cesse les exemples des Pères qui l'ont précédé. Qu'il tâche toujours de suivre les traces, de marcher sur les pas de ces grands Saints, et de veiller si fort sur ses pensées qu'il ne s'en élève point d'illicites que le fassent sortir des bornes de son devoir.
Ce Rational était appelé le Rational du jugement, parce qu'il est du devoir d'un Pasteur de s'appliquer toujours à examiner toutes choses, à faire un discernement juste et exact du bien et du mal, de savoir étudier les temps, les lieux, la manière et les personnes lorsqu'il s'agit de dire ou de faire quelque chose. Le Pasteur ne doit pas rechercher ses propres intérêts mais seulement ceux des autres, regardant comme son propre bien et son propre avantage le bien et l'avantage du prochain.
C'est pourquoi il est écrit au même lieu : « Vous mettrez sur ce Rational du jugement la doctrine et la vérité, qui seront sur la poitrine d'Aaron quand il se présentera devant le Seigneur. Il portera ainsi toujours devant Dieu le jugement des enfants d'Israël » (Ex 28, 30). Un Prêtre porte véritablement sur la poitrine le jugement des enfants d'Israël en la présence du Seigneur, quand il règle tellement la conduite qu'il tient sur la volonté de Dieu qui est un juge intérieur et caché. Qu'il ne se mêle rien d'humain dans la dispensation qu'il fait des grâces de celui dont il tient la place, que son ressentiment particulier n'aigrit jamais le zèle qu'il témoigne, et qui le porte à reprendre et à châtier le vice. Que son intérêt propre n'a nulle part dans la punition qu'il en fait sur ceux qui en sont coupables ; et que ni la sérénité de son esprit ne soit point altérée par aucune envie secrète, ni la tranquillité de son âme à juger des choses troublée par aucun comportement de colère.
En vérité, quand on considère bien les jugements terribles de Dieu, ce juge intérieur et caché qui préside à tous nos jugements, il est bien difficile de ne pas trembler quand on se voit charger de la conduite des âmes. Mais cette juste appréhension est très avantageuse aux Pasteurs, parce qu'elle les purifie en les maintenant toujours dans une disposition humble et en empêchant que l'orgueil ne les élève, que les plaisirs illicites ne les corrompent, et que les pensées importunes et inquiètes ; que forme en nous le désir des biens de la terre ; ne remplissent leur âme de ténèbres.
Ce n'est pas qu'elle ne soit sujette être frappée de ces sortes d'objets, mais quand cela lui arrive, ils doivent aussi tôt s'y opposer avec force, de crainte que le vice où la tentation les porte, ne les gagne enfin par le plaisir presque imperceptible qu'ils prennent à y penser, et que leur lenteur à en repousser la pensée ne les engage ensuite à y consentir, et ne les tue par ce consentement.
Qu'un Pasteur est obligé d'exceller toujours dans la pratique des vertus.
La seconde obligation d'un Pasteur qui est engagé saintement dans les charges Ecclésiastiques est d'exceller au dessus de tous les autres dans la pratique des vertus, afin que sa vie toute sainte soit comme une voix continuelle qui enseigne à bien vivre, et que le troupeau qui le voit et qui l'écoute tout ensemble, soit encore mieux conduit par son exemple que par sa parole.
Comme il est obligé par le rang qu'il tient d'apprendre aux hommes la voie la plus sublime et la plus parfaite, il est obligé de même de leur en présenter un modèle dans la perfection et la sublimité de la sienne. Car la parole pénètre le coeur bien plis aisément lorsqu'elle est soutenue par les actions, et qu'en même temps que l'on prescrit aux autres ce qu'ils doivent faire en les instruisant, on leur en rend la pratique aisée en leur en donnant l'exemple. C'est pour cela qu'il est dit dans un prophète : « Mettez-vous sur une haute montagne, vous qui annoncez la parole de Dieu au peuple de Sion » (Is 40, 9), afin que ceux qui se mêlent de la divine fonction de prêcher, quittant ce qu'il y a de bas et de terrestre dans leurs actions, paraissent comme élevé au dessus de tout et qu'ils attirent leurs auditeurs d'autant plus aisément et efficacement au bien, que la sainteté et le mérite de leur vie feront crier de plus haut.
C'était aussi pour cela que le Prêtre dans l'ancienne loi, prenait dans les sacrifices l'épaule droite de la victime qu'on offrait, et qu'il la mettait à part pour montrer qu'il ne faut pas seulement que les actions des Prêtres soient édifiantes, mais aussi qu'elles soient singulières. En sorte qu'ils ne se contentent pas de bien vivre en comparaison des méchants, mais qu'ils surpassent même les bons qui leur sont soumis autant par l'excellence de leur vie, qu'ils les surpassent par l'éminence de leur charge.
Le Prêtre devait aussi prendre pour sa nourriture la poitrine et l'épaule de la victime qui était offerte en sacrifice, pour apprendre aux Prêtres de la loi nouvelle qu'ils doivent faire à Dieu un sacrifice des parties d'eux-mêmes qui y répondent. C'est-à-dire qu'ils ne doivent pas se concentrer des bons sentiments qu'ils ont dans leur coeur qui est marqué par la poitrine de victime, mais que la sublimité de leurs actions, signifiée par l'épaule, ils doivent porter ceux qui observent leur conduite à en faire d'aussi sublimes que celles qu'ils leur voient pratiquer. C'est encore pour les porter à ne désirer rien des avantages de la vie présente, et à ne rien appréhender de ce qui peut y arriver de plus fâcheux et de plus contraire, à mépriser ce que le monde a de doux et de flattant, en s'arrêtant à la crainte intérieure de ce qu'il y a de plus terrible des les jugements de Dieu, et à ne pas appréhender les menaces du monde, en s'occupant de la pensée des suavités que Dieu répand intérieurement dans leur âme.
Dieu avait encore ordonné que le grand Prêtre eût les deux épaules couvertes d'un voile, pour faire connaître qu'un Prêtre doit être tellement couvert et environné du voile des vertus, qu'il se défende également de l'adversité et de la prospérité. Qu'étant muni à droite et à gauche des armes de la justice (2 Co 6), il ne tende qu'à ce qui est devant lui, et ne soit arrêté de côté ni d'autre, ni par les plaisirs ni par les disgrâces du monde. Qu'il ne s'élève pas dans la prospérité et ne se trouble pas dans l'adversité, que ce qu'il y a de doux et d'agréable dans le siècle ne trouve pas d'entrée dans son coeur, ni ce qu'il y a de fâcheux et d'accablant ne soit pas capable de l'abattre et de le porter au désespoir. Qu'ainsi nulle passion ne retardant le mouvement de son coeur qui tend toujours à Dieu, il fasse voir par l'uniformité de se vie quelle est en lui la beauté de cet ornement invisible qui couvre ses deux épaules.
Cet ornement qui couvrait les épaules du grand Prêtre devait être fait d'or, d'hyacinthe, de pourpre, d'écarlate teinte deux fois et de fin lin retors, ce qui marque par sa diversité les diverses vertus qui doivent se trouver dans un Prêtre. L'or paraissait avant toutes choses sur le vêtement de grand Prêtre, parce que l'intelligence des règles de la sagesse est la première et la principale qualité qui doit éclater dans un Pasteur. L'or était mêlé avec l'hyacinthe, dont la couleur céleste donne à entendre que l'intelligence, que doit avoir un Prêtre, ne doit pas lui servir de moyen pour gagner l'amitié du monde, mais comme de degré pour monter par ses désirs aux biens du ciel et de l'éternité, de peur qu'étant comme insensiblement enveloppé dans ses propres louanges, il ne vienne ensuite à perdre sa pénétration et son intelligence.
La pourpre était jointe à l'or et à l'hyacinthe, pour marquer que le coeur d'un Pasteur, étant plein de l'espérance des vérités sublimes dont il parle dans ses prédications, doit travailler à réprimer en lui tous les mouvements qui le portent au vice. En sorte qu'il s'y oppose pour ainsi dire avec la puissance et l'autorité d'un souverain, et que jetant toujours les yeux sur la noblesse de la naissance intérieure, il conserve par la pureté de ses moeurs l'habit qu'il y a reçu pour le porter au ciel. C'est de cette noblesse spirituelle que Saint Pierre dit : « Quant à vous, vous êtes la race choisie, l'ordre des Prêtres-Rois » (2P 1, 9). C'est aussi du pouvoir par lequel nous nous rendons maîtres de nos vices, que Saint Jean parle lorsqu'il dit : « Il a donné à tous ceux qui l'ont reçu le pouvoir de devenir enfants de Dieu » (Jn 1, 12). Et le Prophète considérant l'excellence de ce pouvoir s'en explique ainsi : « O Dieu tout puissant, que la sublimité de ceux que vous traitez de vos amis m'est précieux ! Que leur dignité est éminente ! » (Ps 138, 17). Car l'âme des Saints est d'autant plus élevée, qu'au dehors ils paraissent réduits à un état plus profond d'humiliation et de bassesse.
Enfin, il fallait qu'avec l'or, l'hyacinthe et la pourpre, on mêlait encore à cet ornement du grand Prêtre de l'écarlate teinte deux fois, pour donner à connaître que toutes les vertus d'un Prêtre doivent tirer leur éclat de la charité, pour pouvoir être trouvées belles aux yeux de Dieu, et que ce qui brille et éclate dans sa conduite aux yeux des hommes doit être l'effet de l'ardeur de cette même charité, dont ce juge caché voit que son coeur est enflammé. En effet la charité a deux objets : servir Dieu et le prochain, c'est ce qui est marqué par cette double teinture de l'écarlate. D'où vient que celui qui s'applique tellement à Dieu, qu'il laisse le soin qu'il doit avoir de prochain où qui s'attache tellement au soin de prochain, que la charité devient languissante à l'égard de Dieu, ne sait pas encore ce que c'est que de mêler de l'écarlate teinte par deux fois dans le vêtement qu'il doit porter sur ses épaules, puisqu'il se sait pas joindre ces deux choses ensembles.
Mais après que l'âme s'est ainsi appliquée à ces deux préceptes de la charité, il lui reste encore à travailler à la mortification de ses sens, et c'est pourquoi il fallait encore du fin lin retord à l'ornement du grand Prêtre. Car le fin lin qui sort de la terre, est d'une couleur reluisante et tout à fait propre à marquer la beauté et le lustre de la chasteté du corps. Ainsi il était ordonné de mettre du lin retord à l'ornement des épaules du grand Prêtre pour le rendre plus beau, parce que la chasteté n'est jamais plus belle que quand la chair est abattue par la mortification. Alors qu'avec les autres vertus la mortification de la chair augmente encore le mérite de l'âme, c'est alors que paraît en elle la couleur de ce fin lin, qui paraissait sur l'ornement des épaules du grand Prêtre parmi toutes les autres couleurs différents dont il était composé.
Que la prudence et la discrétion doit régler le silence du Pasteur, et qu'il ne doit se proposer dans les discours que l'édification et l'utilité des autres.
Il faut qu'un Pasteur sache parfaitement discerner dans l'exercice de ses fonctions, les occasions ou il doit se taire, et celles ou l'utilité de qui lui sont soumis l'oblige de parler, en sorte qu'il ne tombe pas dans l'un de ces deux défauts, ou de dire ce qui doit rester sous silence, ou de taire ce qui doit être dit. Car comme on engage le peuple dans l'erreur quand on ne prend pas assez garde à ce qu'on dit devant lui, on le laisse aussi dans l'erreur ou il est déjà, quand pouvant l'instruire on garde indiscrètement le silence.
Souvent les Pasteurs qui ne se conduisent pas avec la prudence de l'esprit, craignant de perdre la bienveillance des hommes, n'osent dire la vérité. Ainsi, ils ne gardent plus leur troupeau comme des Pasteurs, mais comme des mercenaires, selon que Jésus-Christ nous l'enseigne, puisque lorsqu'ils voient venir le loup, ils se retirent et se cachent en se taisant. Dieu reproche à ses Pasteurs leur timidité par la voix de son Prophète lorsqu'il dit : « Ce sont des chiens muets qui ne sauraient aboyer » (Is 56,10). Et ailleurs : « Vous n'êtes point venus au devant de mes ennemis et vous ne vous êtes point opposés comme une muraille pour la maison d'Israël, demeurant fermes dans le combat au jour du Seigneur » (Ez 13, 5). Aller au devant des ennemis du Seigneur, c'est résister avec liberté aux puissances de ce monde pour la défense de son troupeau. Demeurer ferme dans le combat au jour du Seigneur, c'est s'opposer aux efforts des méchants par le zèle et l'amour de la justice. Un Pasteur tourne le dos et s'enfuit quand il craint de parler et de dire la vérité. Au contraire, il s'oppose comme une muraille pour maison d'Israël, quand il ne craint pas de s'exposer pour sauver son troupeau.
C'est aussi de ces timides Pasteurs dont Dieu parle lorsqu'il reproche à son peule ses désordres : « Vos prophètes [lui dit-il] n'ont eu pour vous que des visions fausses et extravagantes. Ils ne vous ont point découvert votre iniquité pour vous exciter à la pénitence » (Lm 2, 14). Les Pasteurs de l'Eglise sont quelque fois appelez les Prophètes dans l'Ecriture, parce qu'ils nous font bien voir que nous devons aspirer aux choses à venir, quand ils nous montrent que celle qui sont présentes ne font que passer. Dieu les accuse d'avoir de fausses visions, lorsqu'ils ne font pas connaître aux prêcheurs leurs égarements, et que les flattant au lieu de les reprendre, ils leur promettent une fausse paix : ils ne découvrent pas aux pêcheurs leurs pêchés qu'ils commettent, lorsqu'ils ne les reprennent point. Car le vrai moyen de les leur découvrir, c'est de les reprendre et cette répréhension fait souvent remarquer des péchés dont ceux mêmes qui les commettent ne s'aperçoivent pas. C'est ce qui fait dire à St Paul : « Qu'un Pasteur doit être fortement attaché à la parole de la vérité, afin qu'il soit capable d'exhorter selon la Sainte doctrine et de convaincre ceux qui s'y opposent » (Tt 1, 9). C'est ce qui fait encore avancer au Prophète Malachie : « Les lèvres du Prêtre conservent la science, et ce sera de sa bouche qu'on apprendra la loi, parce qu'il est l'Ange du Dieu des armées » (Ml 2, 7). Et c'est aussi ce qui a porté Dieu à donner cet avertissement à tous les Pasteurs par la bouche du Prophète Isaïe : « Ne cessez pas de crier : faites retentir votre voix aussi haute que le son d'une trompette » (Is 58, 1). Car quiconque entre dans le Sacerdoce, entre proprement dans la charge de Héraut et sa fonction est de crier en marchant devant le Juge qui doit arriver après lui dans une majesté pleine d'éclat et de terreur. Si donc un Pasteur de l'Eglise, pour montrer que le premier effet qu'il produit dans ceux qu'il a remplis, est de les rendre capable de parler de lui.
De là vient encore que Dieu ordonna à Moïse qu'il y eut des sonnettes tout autour de la robe du grand Prêtre lorsqu'il entrerait dans le temple, pour montrer qu'un Prêtre est obligé de se faire entendre par la voix de la prédication, de peur que son silence n'offense les yeux du Souverain juge qui le regarde. Car il est écrit : « Qu'on entende le bruit des sonnettes du grand Prêtre lorsqu'il entrera dans le sanctuaire, et qu'il en sortira en la présence du Seigneur, afin qu'il ne meure point » (Ex 28, 34). Un Prêtre se rend coupable de mort, et ne fait pas entendre ses sonnettes à son entrée et à sa sortie du temple, lorsqu'il attire sur lui l'indignation de Dieu ce juge caché, pour avoir manqué de faire retentir sa voix par la prédication, en entrant au lieu ou s'assemblent les fidèles. Et c'est avec raison que l'Ecriture nous marque que les sonnettes étaient attachées à la robe du grand Prêtre, car cette robe est la figure des bonnes actions d'un Prêtre, selon le témoignage du Prophète Roy, qui dit : « Que vos Prêtres soient revêtus de justice » (Ps 131, 9). Ces sonnettes étaient donc attachées à sa robe, pour signifier qu'un Prêtre qui montre aux autres le chemin de la vie par sa prédication, ne doit pas se faire moins entendre à eux par le bruit de ses bonnes actions que par celui de ses paroles.
Mais quand un Prêtre se dispose à s'acquitter en cela du devoir de son ministère, il doit s'étudier de le faire avec toute la prudence et la circonspection possible. Car si quelque mouvement humain l'emporte à dire quelque chose de mal à propos, il se met en danger de faire une plaie dans l'âme de ceux qui l'écoutent en les jetant dans quelque erreur, ou de rompre inconsidérément le lien de l'union et de la paix, en voulant passer pour éclairé et pour savant. C'est pourquoi la Vérité nous donne cet avertissement : « Ayez du sel en vous, et que la paix soit parmi vous » (Mc 9, 49). Car il est visible que le sel nous marque la sagesse dont il faut assaisonner la parole, celui qui se propose de parler sagement, ne devant rien craindre davantage que d'alerter par ses discours l'union qui et ceux qui l'écoutent. C'est ce qui fait dire à St Paul : « Ne vous élevez pas au-delà de ce que vous devez dans les sentiments que vous avez de vous-mêmes, mais tenez vous dans les bornes de la modération » (Rm 12, 3). Et c'est pour la même raison que Dieu avait ordonné que l'on mêlait des grenades parmi les sonnettes qui pendaient à la robe du grand Prêtre. Car les grenades marquent fort bien l'unité d'une même foi, parce que comme la même écorce d'une grenade couvre et renferme tous les différents grains qui sont dedans, ainsi l'unité d'une même foi comprend un nombre infini de fidèles, quelque différence qu'il y ait entre eux pour leur vertu et leur mérite. Afin donc qu'un Pasteur ne s'avance pas légèrement à parler, Jésus-Christ dit lui-même à ses disciples ce que nous avons déjà rapporté (Mc 9, 49). Comme s'il leur avait voulu dire par rapport à la robe du grand Prêtre : Ajoutez des grenades aux sonnettes qui pendent à votre robe, afin que vous gardiez dans tout ce que vous dite l'unité de la foi avec tout la précaution possible.
Il faut même que les Pasteurs prennent soigneusement garde, non seulement à ne rien dire de mauvais à ceux à qui ils parlent, mais encore en leur disant rien que de bon, à ne pas leur en dire trop et à ne leur en dire qu'avec mesure et ordre. Car souvent ce qu'on dit de meilleur perd beaucoup de sa force, quand celui qui parle ennuie ses auditeurs par la longueur indiscrète de ses discours. Et cette même superfluité de paroles rend coupable celui qui parle, lorsqu'elle devient inutile à ceux qui l'écoutent. C'est pourquoi St Paul instruisant Timothée de la manière dont il devait prêcher, il lui donne cet avis : « Je vous conjure devant Dieu et devant Jésus-Christ qui jugera les vivants et les morts dans son avènement glorieux et dans l'établissement de son règne, d'annoncer la parole en prêchant les hommes à temps et à contretemps » (2tm 4, 1). Il lui dit de prêcher les hommes à temps, avant de lui dire de les prêcher à contretemps, parce que lors même que l'on se croit obligé d'être importun à ceux que l'on reprend, on leur nuit plutôt que de leur servir, si l'on n'a le soin de leur rendre cette importunité même supportable par la manière dont on en use.
Il faut que le Pasteur s'abaisse vers tout le monde par compassion, et qui soit élevé au dessus de tous par la sublimité de son oraison.
Le Pasteur doit tellement s'abaisser par la compassion vers ses inférieurs, qu'en même temps il soit au dessus par la sublimité de son oraison. Car si sa tendresse doit le porter à prendre le soin de ceux qui sont faibles, la sublimité de son oraison l'élevant au dessus de lui-même, doit lui faire désirer en même temps les choses invisibles et immuables, en sorte qu'il doit prendre gare également que le désir de s'élever vers Dieu ne lui fasse perdre le soin et la compassion des âmes faibles, que descendant vers elles, par la tendresse de sa charité, il cesse de remonter jusque vers Dieu par ses saint désirs.
C'est ce que nous voyons que St Paul a parfaitement pratiqué. Car quoi qu'il eut été élevé jusqu'au troisième ciel, et qu'il y eut connu et pénétré les mystères les plus cachés, il ne laisse pas néanmoins nonobstant toutes ces belles connaissances, de quitter cette contemplation des choses invisibles, et de se rabaisser jusqu'à régler les devoirs des personnes mariées, les instruisant même de la manière dont ils se doivent conduire en ce qui est du devoir du mariage. « Pour éviter la fornication [dit-il] que chaque homme vive avec sa femme, et que chaque femme vive avec son mari. Que le mari rende à sa femme ce qu'il lui doit, et la femme ce qu'elle doit à son mari ». Et un peu après : « Ne vous refusez point l'un à l'autre ce devoir, si ce n'est du consentement de l'un et de l'autre pour un temps, afin de vous exercer à l'oraison. Et ensuite [ajoute-t-il] vivez ensemble comme auparavant » (1Co 7, 3-4).
St Paul donc, quoiqu'élevé dans la connaissance des plus hauts mystères, se porte néanmoins par condescendance jusqu'à régler l'action la plus basse des personnes mariées. L'oeil de son coeur que la sublimité de son oraison tient attaché aux choses invisibles ne laisse pas de se tourner par compassion vers les lus grandes faiblesses des personnes les plus infirmes. La contemplation l'élève jusqu'au troisième ciel et sa sollicitude pastorale le rabaisse jusqu'à régler l'état des personnes encore charnelles. Le lien de la charité le tient également attaché aux choses les pus hautes et les plus basses. Si la ferveur de l'esprit l'emporte vers les plus sublimes objets, la tendresse et la compassion de son coeur l'en fait descendre pour se rendre faible avec ceux qui sont faibles. Car ce qui lui faisait dire : « Qui est faible sans que je m'affaiblisse. Qui est scandalisé sans que je brûle ? » (2Co 11, 30). Et en un autre endroit : « J'ai vécu avec les juifs comme juif pour gagner les juifs » (1Co, 9, 10), ce n'était pas qu'il fit rien à leur égard qui fut capable d'altérer sa foi, mais c'était pour leur marquer les différents effets de la charité qu'il avait pour eux. Il regardait en sa personne les infidèles, afin de mieux voir comment il pouvait les secourir, et de pouvoir apporter à leurs besoins et à leurs faiblesses tous les soulagements qu'il aurait pu souhaiter lui-même s'il s'était trouvé dans les mêmes besoins et les mêmes faiblesses. C'est pourquoi il ajoute en un autre endroit : « Soit que nous soyons emportés comme hors de nous-mêmes, c'est pour Dieu, soit que nous nous tempérions, c'est pour vous » (2Co 5, 13). Parce qu'il savait s'élever au dessus de lui-même par l'oraison, et se tempérer lui-même en s'accommodant à ceux qu'il avait à instruire.
Cette échelle que vit Jacob sur le haut de laquelle Dieu était appuyé, et au bas de laquelle il y avait une pierre qui avait été ointe d'huile, cette échelle dis-je, où ce Patriarche vit monter et descendre des Anges, fait assez voir que les Prédicateurs véritables ne s'attachent pas seulement par a contemplation à Dieu qui est le chef sacré de l'Eglise, mais qu'ils savent encore descendre par la compassion jusqu'à ses membres. Et c'est pour cela que Moïse entre si souvent dans le tabernacle, et qu'il en sort aussi si souvent, et que le même qui y était ravi en contemplation souffre que tous ceux qui ont besoin de lui le pressent pour leurs affaires. Il admire quand il est dans le tabernacle les mystères de Dieu, et il supporte, quand il en est dehors, les infirmités des personnes charnelles. Enfin, dans les choses douteuse et difficiles, il a toujours recours à ce Tabernacle, et il y consulte Dieu devant l'Arche de l'alliance, donnait en cela un grand exemple aux Pasteurs de rentrer toujours en eux-mêmes comme dans le tabernacle de Dieu, lorsqu'ils sont en peine de régler quelque chose au dehors et d'y consulter Dieu devant l'arche du Testament, en consultant en leur particulier l'Ecriture sainte sur les affaires douteuses qui se présentent.
C'est aussi pour cela que Jésus-Christ qui est la vérité même qui s'est fait connaître à nous en se faisant homme comme nous, s'applique uniquement à la prière quand il est sur la montagne, au lieu qu'il fait des miracles quand il se trouve dans les villes. Car il apprend aux Pasteurs par cet exemple à désirer tellement la connaissance et la contemplation des choses hautes, qu'ils ne dédaignent pas de prendre part par leur compassion aux nécessités des personnes les plus faibles. En effet, la charité ne s'élève jamais plus haut, que lorsqu'elle s'abaisse avec plus de tendresse aux besoins et aux nécessités du prochain. Et la bonté avec laquelle elle se porte ainsi à la soulager dans les choses les plus basses, fait qu'elle rentre ensuite avec plus de ferveur dans la contemplation des plus relevées.
Au reste, ceux qui sont chargé de ma conduite des âmes doivent se comporter de telle sorte, que les personnes qui leur sont soumises n'aient pas de peine à leur découvrir ce qu'elles ont de plus caché dans le coeur, afin que lorsque les faibles sont attaqués par la tentation, ils puissent trouver un asile dans leur sein de leurs pasteurs, comme les Enfants en trouvent un en celui de leurs mères. Qu'en même temps qu'ils cherchent de la consolation dans leurs paroles et dans leurs exhortations, ils soient purifiés par les larmes qu'ils répandent pour eux dans leurs prières, des tâches qu'ils ont pu contracter dans les attaques du vice.
Delà vient qu'il y avait à la porte du temple, une mer d'airain, qui était un grand bassin porté sur douze boeufs, qui servait à laver les mains de ceux qui entraient au temple. Il ne paraissait de ces boeufs que la tête, tout le reste en était caché. Car ces boeufs sont la figure de tous les Pasteurs de l'Eglise, à qui St Paul applique ces termes de la loi : « Vous ne tiendrez pas la bouche liée au boeuf qui foule le grain » (1Tm 5, 18). Nous voyons ce qui parait au dehors de ces Pasteurs par leurs actions, mais nous ne voyons pas le compte exact qu'ils auront à rendre au jugement de Dieu. Quand par la tendresse et la condescendance qui vient de leur foi, ils ont la patience d'écouter les fidèles dans l'humble aveu qu'ils font de leurs fautes pour les aider à s'en purifier, c'est comme s'ils soutenaient un bassin à la porte du temple, afin que tous ceux qui veulent entrer dans celui de l'éternité, leur découvrant leurs tentations et leurs faiblesses, lavent dans cette humble confession tout ce qu'ils peuvent avoir contracté d'impur par leurs actions ou par leurs pensées.
Il est vrai qu'il arrive assez souvent que lorsqu'un Pasteur compatissant ainsi à la faiblesse des âmes écoute leurs tentations, il en reçoit lui-même quelque impression, de même que l'eau de ce bassin du temple devenait sans doute sale à mesure qu'elle en purifiait le peuple, étant impossible qu'une eau qui reçoit les ordures de ceux qui s'y lavent ne perde quelque chose de sa grande netteté. Mais il ne faut pas pour cela que les Pasteurs se troublent et qu'ils se laissant abattre, puisque la providence de Dieu règle si admirablement toutes choses, qu'ils sortent d'autant plus facilement de leurs propres tentations, que leur charité fait qu'ils sont plus travaillés que celles des autres.
Le Pasteur doit regarder par humilité tous les gens de bien comme ses égaux, et il doit s'élever contre les vices des méchants par le zèle de la justice.
La cinquième règle que le Pasteur doit suivre pour s'acquitter dignement de son ministère, est de regarder comme ses égaux tous ceux qui sont bien, et de s'élever avec tout le zèle que la justice peut inspirer contre les vices de ceux qui font mal. En sorte que quelque vertueux qu'il soit, il ne se préfère à personne, et que quand il s'agit de réprimer les méchants, il se serve hautement de la puissance et de l'autorité qu'il sait que la charge lui donne sur eux. C'est ainsi que sans avoir d'égard à l'honneur qui est due à sa dignité, il doit considérer comme ses égaux tous ceux qui lui sont soumis qui vivent bien et ne pas craindre d'user de toute l'autorité qui est attachée à cette même dignité contre ceux qui mènent une vie corrompue et déréglée.
Car comme j'ai déjà dit dans mes Morales sur Job, il est certain qu'il y a une égalité naturelle entre les hommes. Mais comme le vice ou la vertu les rendent inégaux, le péché est cause que les uns doivent être soumis aux autres. La providence de Dieu se servant de cette différence que le vice a mis entre eux, a voulu que n'étant pas tous également capables de se conduire eux-mêmes, il y en ait qui commandent et d'autres qui obéissent. Ceux donc qui gouvernent ne doivent pas tant considérer la supériorité de leur charge qui les distingue des autres, que l'égalité de la nature qui leur est commune avec eux. Et ils doivent se réjouir, non de ce qu'ils commandent, mais de ce que leur commandement est utile aux autres, puisque nous ne lisons point des anciens Patriarches qui sont nos pères qu'ils aient pris la qualité de rois des hommes, mais seulement celle de Pasteurs.
L'Ecriture remarque que lorsque Dieu dit à Noé et à ses enfants après le déluge : « Multipliez-vous et remplissez la terre », il ajouta aussitôt : « Que tous les animaux soient dans la crainte et la terreur devant vous » (Gn 9, 1), montrant assez qu'il ne devait pas prétendre imprimer cette terreur sur l'esprit des hommes, puisqu'elle n'était que pour les animaux. Car il est bien vrai que l'homme par la nature est établi pour dominer sur les animaux, mais non pas sur les autres hommes. C'est pourquoi l'Ecriture ne dit pas que l'homme se fasse craindre de l'homme, mais des animaux, parce que c'est un acte d'orgueil qui est contre la nature que de vouloir se rendre redoutable à celui qui est égal par la nature.
Il est néanmoins nécessaire que ceux qui gouvernent se fassent craindre de ceux qui leur sont soumis, mais c'est seulement lorsqu'ils reconnaissaient qu'ils ne craignent pas Dieu, afin que ceux qui ne sont pas détourné de pécher par la crainte des jugements de Dieu, le soient au moins par celle des hommes. Et ce n'est pas orgueil à des Pasteurs que de se faire craindre de la sorte, parce qu'ils ne le sont pas pour s'attirer de la gloire, mais pour rendre plus de bien à ceux qui sont sous leur conduite. Et lorsqu'ils se font ainsi craindre des méchants, on peut dire qu'ils ne dominent pas tant sur les hommes que sur les animaux, parce qu'en effet l'ordre demande que ce que les méchants ont en eux qui tient de l'animal, soit assujetti par la crainte à l'autorité de ceux qui leur commandent.
Mais il arrive souvent que le Pasteur se voyant par sa charge élevé au dessus des autres, s'élève aussi dans ses pensées et s'enfle d'orgueil. Car comme il voit que tout est soumis à ses ordres, qu'il n'a pas plutôt commandé une chose qu'est est aussitôt exécutée, que s'il fait quelque bien, tous ceux qui lui sont soumis le relèvent par de grandes louanges. Que s'il agit mal, personne ne prend la liberté de le contredire et que souvent même les autres estiment en lui ce qu'ils auraient du reprendre et blâmer, son esprit s'emporte au dessus de lui-même étant séduit par ces applaudissement de ses inférieurs. Cette grande estime qu'on a de sa vertu fait qu'il en perd l'esprit et la vérité. Il oublie ce qu'il est, et se laissant aller à ce que les autres disent de lui. Et au lieu de se discerner lui-même et de se croire tel qu'il se reconnaissait dans le fond du coeur, il s'imagine qu'il est tout ce que publient de lui ceux qui ne le voient que par dehors. Il méprise ceux qui lui sont soumis, il ne considère pas cette égalité que l'union d'une même nature et d'une même origine à mise entre eux et lui. Il croit qu'il est autant au dessus d'eux par le mérite de sa vertu que par l'éminence de sa charge et que sa sagesse l'emporte sur tout le monde à l'égal de son pouvoir. Ainsi s'élevant en lui-même dans un comble d'orgueil et méprisant de ce haut degré ceux qu'il aurait du considérer comme ses égaux, il imite celui dont il est écrit : « Qu'il ne voit rien de grand et de sublime, et qu'il est le roi de tous les enfants d'orgueil » (Jb 41, 25). Car ce premier Ange estimant peu la condition et la gloire qui lui était commune avec les autres, affecta un empire et une principauté au dessus de tous, lorsqu'il dit : « J'élèverai mon trône au dessus des étoiles, et je serai semblable au Très-Haut » (Is 14, 14). Mais lorsqu'il a voulu s'élever au dehors jusqu'au comble de la grandeur, il s'est vu par un effroyable jugement de Dieu, précipité intérieurement dans l'abîme de la bassesse.
C'est ainsi que l'homme devient semblable à l'Ange Apostat, lorsque ne considérant point qu'il est homme, il dédaigne de paraître semblable aux autres hommes. Nous voyons dans l'Ecriture que Saül s'est perdu de la sorte. Ayant été humble d'abord, il devint superbe en devenant roi et il perdit par son orgueil la Couronne que son humilité lui avait acquise. C'est le reproche que Dieu lui fait : « Ne vous ai-je pas [lui dit-il] établi chef de mon peuple, lorsque vous étiez petit à vos propres yeux ? » (1R 15, 17). Il se croyait petit d'abord, mais se voyant élevé à une grande dignité il commença à se croire grand. Il se préféra à tous ceux à qui il commandait et se crut aussi bien le premier en mérite qu'en puissance et dignité. Ainsi par un merveilleux renversement il fut grand devant Dieu tant qu'il demeura petit à ses yeux. Mais dès qu'il parut grand à ses propres yeux, il devint petit et méprisable devant Dieu.
Il arrive donc souvent que dans on se voit maître de beaucoup de peuples, le coeur s'enfle dans cette vue et que la suprême puissance où l'on se trouve élevé ayant corrompu l'esprit, il se forme dans l'âme comme un flux continuel de vanité et d'orgueil. Ainsi l'unique moyen de bien user de cette puissance, est de savoir en même temps et la conserver et la modérer, en s'élevant de telle sorte contre le mal qu'on ne laisse pas de regarder toujours comme ses égaux ceux qui ne le commettent pas. Car si l'homme devient aisément superbe lorsqu'il n'a aucune dignité qui lui doive causer de l'élèvement, combien le deviendra-t-il encore plutôt lorsqu'il se voit en autorité et en honneur ? Le seul moyen donc d'user comme il doit de cette puissance, est que se servant du pouvoir que sa charge lui donne, il combatte en même temps l'orgueil qu'elle lui inspire, et qu'il considère tellement les autres comme ses égaux qu'il s'élève néanmoins par un zèle de la justice contre les péchés et les dérèglements des hommes.
Ce juste tempérament de la douceur et de la force parait avec excellence dans l'exemple du premier de tous les Pasteurs. Car St Pierre à qui Dieu avait donné la principauté de toute l'Eglise voyant comme il est marqué dans les Actes, que Corneille qui était bon et craignant Dieu venait se jeter humblement à ses pieds, il refusa ce respect et cette déférence immodérée, et reconnut qu'il était semblable à lui, en lui disant : « Levez-vous, ne faites pas cela, je ne suis qu'un homme non plus que vous » (Ac 10, 26). Mais lorsqu'il trouva en faute Ananie et Saphire, il fit aussitôt voir combien sa charge l'élevait en autorité au dessus d'eux. Car ayant pénétré jusque dans le fond de leur coeur et découvert leur faute par la lumière du Saint Esprit, il les tua par la force de sa parole. Ainsi il fit voir qu'il possédait la suprême dignité de l'Eglise lorsqu'il fut nécessaire de venger le crime, lui qui ne s'était pas considéré comme tel lorsqu'il traitait avec ses frères qui étaient bons et qui avait même refusé les grands honneurs qu'ils voulaient lui rendre. La sainteté de l'action de Corneille a mérité que St Pierre l'ait traité d'égal, et le zèle que cet Apôtre avait pour venger le vice l'a porté à faire éclater sa puissance contre Ananie et Saphire.
C'est en cette manière que St Paul parlant aux fidèles qui craignaient Dieu, semble ignorer qu'il fut élevé au dessus d'eux lorsqu'il leur dit : « Nous ne dominons pas sur votre foi, mais nous tâchons de coopérer à votre joie », à quoi il ajoute aussitôt : « Car vous demeurez fermes dans la foi » (1Co 1, 23). Comme s'il eut voulu dire : nous ne dominons pas sur votre foi, parce qu'elle est ferme et en ce point nous sommes égaux.
Il semblait de même ignorer qu'il fut élevé au dessus des ses frères, lorsqu'il leur dit : « Nous sommes devenus comme des petits enfants au milieu de vous : nous sommes vos serviteurs en Jésus Christ (1Th 3, 7 ; 2Co 4, 5). Mais lorsqu'il trouve un désordre qui avait besoin d'être corrigé, il se souvient en même temps qu'il a le gouvernement et l'autorité, il le témoigne en disant : « Que voulez-vous que je fasse ? Voulez-vous que je viens à vous la verge à la main ? » Ainsi un homme se conduit sagement dans une grande dignité, lorsqu'il se gouverne de telle sorte, qu'il domine plutôt sur les vices que sur les personnes.
Il faut donc que les Pasteurs prennent soigneusement grade d'user tellement de leur puissance sur ceux qui leur sont soumis, qu'en même temps qu'ils les punissent de leurs fautes pour maintenir la discipline, ils reconnaissent pour égaux ceux qu'ils punissent, afin de conserver en eux-mêmes l'humilité. Nous devons même quelque fois estimer dans notre coeur plus que nous-mêmes ceux que nous nous trouvons obligé de punir de la sorte, parce qu'en effet ils ont cet avantage sur nous, que lorsque nous châtions leurs vices par la sévérité d'une discipline rigoureuse, on ne nous dit pas un seul mot pour nous reprendre des nôtres. Ainsi nous demeurons d'autant plus redevables à la justice divine, que nous sommes moins exposez aux répréhensions des hommes, au lieu que ceux que nous châtions en sont d'autant plus déchargez pour l'autre monde, que nous avons été exacts à les punir.
C'est ainsi qu'un Pasteur doit conserver au-dedans de son coeur des sentiments d'humilité, en même temps qu'au dehors il fait valoir contre les méchants les règles de la discipline. En cela même il doit bien prendre garde de pratiquer l'humilité avec tant de prudence et de circonspection, qu'il ne diminue rien du poids de l'autorité dont il a besoin dans la conduite des autres, de crainte que pour se vouloir rendre trop humble, il ne puisse plus ensuite arrêter par le frein de la discipline ceux dont il est obliger de réprimer les désordres.
Que les Pasteurs donc conservent au dehors l'autorité dont ils ont été revêtus pour le bien des autres, mais qu'ils conservent en même temps au-dedans d'eux-mêmes l'humilité que l'estime que l'on a pour eux doit leur faire craindre de perdre. Que cette humilité se faisant voir en eux au travers de leur grandeur, découvre à leurs peuples quels sont es véritables sentiments qu'ils ont d'eux-mêmes, afin que ces peuples voient d'une part dans les effets de leur puissance ce qu'ils doivent en appréhender, et de l'autre dans les marques sensibles qu'ils leur donneront de leur humilité, ce qu'ils doivent imiter en eux. Enfin qu'ils travaillent continuellement autant à rabaisser au-dedans d'eux-mêmes la puissance qu'ils ont reçue, qu'elle parait grande et relevée aux yeux des autres, de peur que la passion de dominer s'empare de leur coeur et en étant la maîtresse, ils n'en deviennent esclaves s'ils s'y assujettissent une fois volontairement par leur plaisir qu'ils trouvent à commander.
C'est ce que le sage apprend aux Pasteurs à éviter, lorsqu'il donne cet avis : « Si l'on vous a établi chef et conducteur des autres, ne vous élevez pas, mais vivez parmi eux comme l'un d'entre eux » (Ecc 32, 1). C'est aussi ce que St Pierre leur enseigne par ces paroles : « Ne dominez pas dans l'Eglise, mais rendez vous le modèle de tout le troupeau » (1P 5, 3). C'est ce qui a excité le Sauveur même à dire à ses Disciples, voulant les porter à ce qu'il y a de plus parfait : « Vous savez que ceux qui sont princes parmi les païens les dominent, et que les grand les traitent avec empire. Il n'en doit pas être de même parmi vous autres, mais que celui qui voudra être grand parmi vous soit votre serviteur et que celui qui voudra être le premier parmi vous soit votre esclave, comme le Fils de l'homme n'est pas venu pour être servi, mais pour servir » (Mt 20, 25). Il nous fait voir aussi quel supplice est réservé au serviteur qui prend sujet de s'élever de l'autorité qu'on lui a donnée, au dessus des autres, lorsqu'il dit dans l'Evangile : « Si ce mauvais serviteur dit en lui-même : Mon maître ne viendra de longtemps, et qu'il se mette à battre les autres serviteurs de son maître, à boire et à manger avec des ivrognes, le maître de ce serviteur viendra au jour qu'il ne croit pas et à l'heure qu'il ne sait pas et il le retranchera et le mettre au rang des hypocrites ». Car il est bien juste que celui là soit mis au nombre des hypocrites, qui sous prétexte de garder la discipline change le ministère de l'Eglise, qui est une conduite de douceur et de charité, en un gouvernement de domination et d'empire.
Ce n'est pas qu'il ne soit aussi quelque fois plus dangereux, quand on a affaire à des personnes déréglées, de les traiter d'égaux que de garder envers eux une plus exacte discipline. Car nous voyons qu'Eli s'étant laissé surmonter par le mouvement d'une fausse piété sans pouvoir se résoudre à châtier ses enfants dans leurs désordres, attira sur eux et sur lui le terrible châtiment dont le punit ce juge rigoureux qui ne laisse rien passer. Ce qui lui fut marqué par ce reproche que Dieu lui fit : « Vous avez eu plus d'égard à vos enfants qu'à moi » (1R 2, 29).
Et c'est ce défaut qui est marqué dans cet autre reproche que Dieu fait généralement à tous les Pasteurs par ces paroles d'un prophète : « Vous n'avez point lié ce qui était rompu, et vous n'avez point relevé ce qui était tombé » (Ez 34, 4). Car c'est relever ce qui était tombé que d'employer la vigueur de la sollicitude pastorale à faire rentrer les pêcheurs dans la voie de la justice dont ils s'éloignent. C'est lier ce qui est rompu, que de retenir et de réprimer les pêcheurs par la sévérité d'une exacte discipline, pour empêcher que la plaie qu'ils se sont faite se rouvrant et coulant toujours, ne leur cause enfin la mort, comme elle leur causerait si elle n'était ainsi bandée.
Cependant, le Pasteur ne pas, même en ceci, apporter moins e circonspection que de vigilance. Car comme il arrive assez souvent qu'une partie rompue se rompt encore d'avantage au lieu de se guérir quand on ne lie pas comme il faut, ou qu'étant trop serrée, le mal en devient pire qu'auparavant. De même, il faut prendre garde soigneusement quand on bande pour ainsi dire les plaies des pêcheurs en y appliquant les règles de la discipline de la faire avec tant de retenue et de discrétion que l'on conserve toujours à leur égard les sentiments et les témoignages d'une parfaite charité. Que la conduite que l'on tient envers eux soit si sage et si tempérée, que l'on allie toujours avec la sévérité d'un père à maintenir la discipline, la douceur et la compassion d'une mère pour ceux contre qui on l'exerce. Ainsi il faut qu'un Pasteur veille avec toute l'attention et toute la circonspection possible à faire en sorte que la sévérité dont il use envers les pêcheurs n'aille jamais jusqu'à la rigueur, ni aussi que la douceur qu'il apporte n'aille jamais jusqu'à la mollesse. Car, comme j'ai déjà dit dans mes Morales, la sévérité ou la douceur sont également défectueuses, si elles sont l'une sans l'autre. Mais pour bien faire, il faut qu'un Pasteur use envers son peuple d'une douceur pleine de tendresse et d'équité, et qu'il le traite avec une charitable sévérité pour le maintenir dans la discipline.
C'est pour nous marquer cette vérité que Jésus Christ apporte dans l'Evangile l'exemple d'un Samaritain qui eut soin de faire conduire dans l'hôtellerie un homme que les voleurs avaient laissé à demi-mort, et qui fit mettre du vin et de l'huile dans ses plaies. Du vin parce que par son acrimonie il arrête la pourriture et consume les chaires mortes, et de l'huile parce qu'elle fomente et fortifie les parties blessées. C'est ainsi qu'il faut que tous ceux qui sont établis pour guérir les plaies des fidèles y appliquent du vin pour les piquer et les exciter à la douleur, mais qu'ils y joignent aussi de l'huile, afin que la douceur de leur piété corrige ce qu'il y a de trop fort dans le vin. En sorte que le vin consume les chaires mortes et qu'en même temps l'huile fortifie les parties que l'on traite, c'est-à-dire qu'il se fasse un tel mélange et un tel tempérament de la douceur et de la sévérité, que les esprits fidèles se soient point aigris par une trop grande sévérité, et qu'ils ne se portent pas aussi relâchement par une trop grande indulgence.
C'est selon la pensée de St Paul, ce qui est fort bien représenté par l'arche du Tabernacle. Car comme dans cette Arche il y avait les tables de la Loi, la verge de Moïse et la manne, ainsi le Pasteur doit porter dans son coeur l'intelligence de la Loi, la rectitude et la verge de la justice, avec la manne et la douceur de la charité. D'où vient que David dit à Dieu : « Votre verge et votre bâton, Seigneur, ma rassurent et me consolent » (Ps 22, 5). L'usage de la verge est de frapper et celui du bâton est de soutenir. Si donc on frappe d'un côté avec la verge, il faut que de l'autre on soutienne avec le bâton ceux que l'on frappe.
En un mot le Pasteur doit aimer son peuple, mais sans mollesse. Il le doit reprendre avec sévérité, mais sans aigreur. Il doit avoir du zèle, mais sans emportement. Il doit avoir de la douceur, mais sans trop d'indulgence. Enfin, la justice et la clémence doivent se trouver tellement unies en lui, qu'il n'y ait rien dans sa fermeté qui ne soit capable de gagner ceux qu'il conduit, et rien dans sa douceur qui leur puisse faire perdre le respect qu'ils lui doivent.
Qu'un Pasteur s'occupant dans sa charge aux choses extérieures n'en doit pas être pour cela moins appliqué aux intérieurs. Que son application aux choses intérieures ne doit pas lui faire quitter le soin des extérieures.
Le Pasteur pour vivre saintement dans la charge où il est élevé doit tellement s'occuper aux choses extérieures, qu'il n'en soit pas mois exact à s'appliquer aux intérieures, et ne s'appliquer aussi si entièrement aux choses intérieures qu'il néglige le soin des extérieures. Car il doit craindre qu'en s'appliquant trop aux choses extérieures il ne puisse plus se plaire aux intérieures, et que ne s'occupant aussi qu'aux intérieures, il vienne à manquer à ce qu'il doit extérieurement au prochain.
Il y en a bien souvent qui s'appliquent de tout leur coeur au soin des affaires séculières, comme s'ils ne se souvenaient pas qu'ils ont été établis sur leurs frères que pour l'édification de leurs âmes. Ils sont ravis de travailler à ces affaires lorsqu'elles se présentent. S'il ne s'en présente pas, ils y pensent jour et nuit avec trouble et inquiétude, tellement que quand elles cessent des les importuner, le repos où ils sont alors les lasse et les fatigue encore plus que cette importunité. Car ils font leurs délices d'être accablés d'affaires séculières, et c'est une rude fatigue pour eux de n'y être pas rudement fatigués.
Cependant, lorsqu'ils se plaisent ainsi à s'embarrasser dans les affaires séculières, ils ne peuvent pas savoir les choses intérieures et spirituelles qu'ils sont obligés d'apprendre aux autres, ce qui ne peut manquer de causer de la tiédeur dans les peuples pour la pratique de la vertu. Car quelque ardeur qu'ils aient de s'avancer dans la vie chrétienne et spirituelle, ils sont refroidis et comme arrêtez en chemin par le mauvais exemple des Pasteurs, qui sont destinés pour les y conduire. Quand la tête est malade, il ya bien peu à espérer de la vigueur et de la santé des membres. C'est en vain qu'une armée fait diligence pour découvrir les ennemis, quand celui qui lui sert de guide vient à s'égarer lui-même. Les fidèles alors ne sont point animés et consolés par aucune exhortation, ni corrigés par aucune réprimande. Car il n'y a pas d'apparence qu'un Pasteur s'applique à garder son troupeau pendant qu'il exerce l'office de juge dans les affaires du monde. Ceux qui sont sous sa conduite ne peuvent apercevoir la lumière de la vérité, parce qu'il est vrai de dire que le vent des tentations se lève, et jette de la poudre aux yeux de l'Eglise, lorsque tous les sens du Pasteur sont occupés des choses de la terre.
C'est contre ce désordre que par le Rédempteur des hommes lorsque voulant nous détourner des débauches il dit : « Prenez bien garde à vous de peur que vos coeurs ne s'appesantissent par l'excès des viandes et du vin » qu'il ajoute aussitôt « par les inquiétudes de cette vie » (Lc 21, 34). Et pour nous faire craindre de nous engager dans ses soins et inquiétudes, il dit après : « De crainte que ce jour ne vous vienne tout d'un coup surprendre ». Et il nous apprend ensuite quel doit être ce jour dont il parle en disant : « Car il enveloppera comme un filet tous ceux qui habitent sur la face de la terre ».
C'est pour le même sujet qu'il dit encore : « Personne ne peut servir deux maîtres » (Lc 16, 13), et que St Paul voulant détourner ceux qui sont à Dieu du danger qu'il ya de s'engager dans les affaires du monde, dit : « Celui qui est enrôlé au service de Dieu ne s'embarrasse pas dans les emplois de la vie civile, pour ne s'occuper qu'à satisfaire celui qui l'a enrôlé » (1Tm 4). Le même St Paul ordonnant aux Pasteurs de quitter ces sortes d'emplois et leur donnant d'ailleurs des moyens de consoler les fidèles dans les affaires qui leur arrivent, leur dit : « Si vous avez des différents entre vous touchant les choses de cette vie, prenez plutôt pour juges dans ces matières les moindres personnes d'Eglise » (1Co 6, 4). Il leur dit cela pour les obliger de laisser la conduite et la maniement des affaires à ceux qui n'ont pas de qualités plus éminentes et qui les rendent capables d'autres choses, comme s'il voulait leur dire : il est juste que ceux qui ne peuvent pénétrer les choses intérieures et spirituelles s'appliquent du moins aux emplois nécessaires à l'usage de la vie civile et temporelle.
Moïse qui avait le privilège de parler familièrement à Dieu fut repris par Jethro, qui n'était d'ailleurs qu'un étranger, de ce qu'il se fatiguait si inutilement dans les affaires du peuple qui ne regardaient que la terre. Il lui conseilla d'établie en sa place des gens qui pussent vaquer à guider ces sortes d'affaires, afin qu'il fut plus libre pour s'appliquer à la connaissance des choses spirituelles dont il devait instruire les peuples.
Il faut donc que les séculiers s'emploient à régler les affaires du siècle et que les prêtres et les Pasteurs s'appliquent à des choses plus relevées, de crainte que l'oeil qui doit conduire les pas de ceux qui marchent, ne soit lui-même obscurcit par la poussière des affaires auxquelles il voudrait s'attacher. Car les Pasteurs sont proprement la tête, et les peuples qu'ils conduisent sont comme leurs pieds. Afin donc que les peuples puissent marcher dans un bon chemin, il faut que les Pasteurs s'appliquent à les y conduire, de peur que venant à se courber vers la terre et à s'y attacher, les peuples ne cessent d'avancer dans le chemin de la vertu.
Au reste, comment un homme qui a la conduite des âmes peut-il s'estimer digne de l'honneur qui est attaché à une charge qui le relève si fort au dessus des autres, s'il est engagé lui-même dans des occupations qu'il est obligé de condamner dans les autres ? Et c'est pourquoi Dieu menace son peuple dans sa colère. « Les Prêtres [dit-il] deviendront comme le peuple » (Os 4, 9). Car les Prêtres deviennent en effet comme le peuple, quand étant engagés dans une fonction toute spirituelle, ils ne vivent que comme ceux qui agissent d'une manière toute humaine et charnelle.
C'est aussi ce désordre que le Prophète Jérémie déplorait par un mouvement qui venait du fond de sa charité, lorsque le prévoyant il se sert de la description qu'il fait de la destruction du temple pour l'exprimer : « Comment [dit-il] l'or du temple s'est-il si fort obscurcit ? Comment cette couleur qui était si belle s'est-elle si fort changée ? Comment les pierres du Sanctuaire se trouvent-elles ainsi dispersées au coin de toutes les rues ? » (Lm 4,1).
Que marque l'or qui est le plus précieux de tous les métaux, sinon l'excellence de la sainteté ? Que signifie cette belle couleur de l'or, si ce n'est cette grande Majesté de la Religion qui la rend digne d'être aimée de tout le monde ? Et que doit-on entendre par les pierres du Sanctuaire, sinon les différents ordres des Ministres de l'Eglise, de même que par le mot de rue ou de place il faut entendre l'étendue de la vie présente, le mot de place venant d'un mot grec qui signifie largeur ou étendue, d'où vient que notre Seigneur a dit : « La porte de la perdition est large et le chemin qui y mène est spacieux » (Mt 7, 13).
L'or donc se gâte et s'obscurcit quand on corrompt par des actions basses et terrestres l'excellence d'une vie toute sainte. Le bel éclat de cet or se passe et se ternit, lorsque le dérèglement des personnes qu'on croit vivre dans la piété, diminue l'estime qu'on faisait de leur vertu. Car lorsqu'un homme après avoir vécu saintement vient à s'engager dans le tracas d'une vie toute séculière, ce qui le rendait digne de respect aux yeux des autres perd son éclat et change comme de couleur.
Les pierres du Sanctuaire sont aussi répandues dans les coins des places publiques, lorsque ceux qui sont destinés à faire le plus grand ornement de l'Eglise, au lieu de s'occuper de la contemplation des mystères les plus relevés dans l'intérieur du Sanctuaire, s'engage avec ardeur dans la voie large et dans l'embarras des affaires séculières.
L'usage des pierres du Tabernacle était de paraître sur les vêtements du grand Prêtre quand il était dans le Saint des Saint. Quand donc les ministres de l'Eglise ne portent pas les autres par le mérite et la sainteté de leur vie à rendre à Jésus Christ, l'honneur qui lui est du, c'est proprement alors que les pierres du Sanctuaires ne sont pas attachées aux habits Pontificaux du Grand Prêtre. Ces pierres sont dispersées le long des rues, lorsque les Prêtres, qui occupent les dignités de l'Eglise, suivant généralement tous les mouvements et les désirs de leur coeur, s'attachent sans réserve aux choses de la terre.
Et il faut remarquer que le Prophète ne dit pas simplement que ces pierre sont répandues par les rues, mais au coin de toutes les rues, parce que les Pasteurs qui mènent une vie si basse, ne laissent pas de vouloir paraître éminents en sainteté. De sorte qu'en même temps qu'ils occupent les endroits les plus larges des chemins, en donnant tout l'étendue à leurs désirs, ils se tiennent toujours néanmoins à la tête et aux coins des rues, en recherchant la gloire qui est due à la sainteté de leur état.
Ce n'est pas qu'on puisse aussi entendre par les pierres du Sanctuaire celles dont il était bâti. En ce cas il fait dire que ces pierres sont dispersées au coin de rues, lorsque les personnes qui sont établies dans les dignités ecclésiastiques attachent bassement leur affection aux objets des sens, au lieu qu'auparavant il semblait que la réputation de sainteté qu'ils s'étaient acquise, était fondée sur l'éminence de leur dignité.
Mais pour revenir à ce que nous disions, on peut souffrir quelques fois que la compassion et la charité nous engage dans les affaires du siècle, mais on ne doit jamais témoigner d'ardeur à les rechercher, ce crainte que cet empressement n'appesantisse le coeur qui viendrait à les aimer, et que ce poids enfin ne l'emporte de la contemplation des choses les plus relevées à l'affection des choses les plus basses.
Il y en a d'autres qui à la vérité ont soin de leurs peuples, mais qui souhaiteraient être toujours si fort appliquez à eux-mêmes dans l'exercice des choses spirituelles, qu'ils ne voudraient pas se mêler d'aucune affaire extérieure. Cependant lorsqu'ils refusent ainsi de prendre soin de ces sortes de choses qui regardent le corps, ils ne subviennent pas assez aux besoins et aux nécessités de ceux qu'ils conduisent, car il arrive qu'on méprise leurs instructions et que ceux dont ils reprennent les défauts ne les écoutant pas volontiers, voyant qu'ils ne leur procurent pas les nécessités de la vie présente. Il est assurément bien difficile que la parole de celui qui instruit soit reçue avec docilité par ceux qui sont dans le besoin, si en même temps sa main ne fait valoir ce qu'il dit en les soulageant dans leurs misères. Jamais au contraire la semence de la parole ne germe plus facilement dans le coeur de celui qui l'écoute, que lorsqu'elle est arrosée par l'effusion de la charité de celui qui parle.
Il faut donc qu'un Pasteur sache s'appliquer sans intéresser sa conscience aux choses extérieures, pour pouvoir inspirer avec succès à ses peules celle qui sont intérieures et qu'il travaille tellement à leur avancement spirituel, qu'il donne une partie de ses soins à leurs nécessités temporelles. Car, comme j'ai déjà dit, il semble que le peuple ait quelque droit de se dégoûter de la parole de son Pasteur, lorsqu'il néglige le soin qu'il doit avoir de le secourir. C'est pourquoi le premier des Pasteurs a soin d'avertir tous les autres en ces termes : « Je m'adresse à vous qui êtes Prêtres, étant Prêtre comme vous et témoin des souffrances de Jésus Christ, devant participer à sa gloire qui sera un jour découverte. Paissez le troupeau de Dieu qui vous est commis » (1P 5, 1-2). Que si l'on désire savoir s'il parle seulement de la nourriture de l'âme, ou aussi celle du corps, il ne faut que considérer ce qu'il ajoute ensuite : « Veillant sur sa conduite, nous par une nécessité forcée, mais par une affection toute volontaire qui soit selon Dieu, non par un honteux désir du gain, mais par une charité désintéressé ». Car en leur parlant de la sorte, il leur donne sagement à entendre qu'ils doivent prendre garde de ne pas se faire mourir eux-mêmes spirituellement par leur ambition pendant qu'ils travaillent à remplir les besoins de leurs peuples. Ils doivent craindre qu'en survenant à toutes leurs nécessités corporelles ils manquent eux-mêmes à se nourrir du pain de la justice, ce qui suppose qu'il les croyait obligé de s'appliquer à subvenir aux nécessités corporelles de ceux qui leur sont soumis. C'est à quoi St Paul aussi les exhorte quand il dit : « Si quelqu'un n'a pas soin des siens et particulièrement de ceux de sa maison, il renonce à la foi et est pire qu'un infidèle » (1Tm 5, 8). Enfin, il y a bien sujet de craindre en tout cela pour les Pasteurs, et ils doivent si bien régler le soin qu'ils sont obligés d'avoir pour les choses extérieures, qu'ils ne s'ôtent jamais en s'y noyant par manière de dire, le moyen de s'appliquer aussi aux choses intérieures. Car il arrive souvent, comme j'ai dit, que lorsqu'ils s'engagent inconsidérément et trop avant dans les affaires, leur affection envers Dieu en est refroidie, en sorte que se répandant au dehors ils vont enfin jusqu'à oublier qu'ils sont chargés de la conduite des âmes.
Tout cela fait voir qu'il y a de certaines mesures à garder dans le soin que l'on prend pour la conduite extérieures des peuples. Et c'est ce que marque cet ordre que Dieu donne dans Ezéchiel : « Que les Prêtres ne se rasent pas tout à fait la barbe et qu'ile ne se laissent pas trop croître les cheveux, mais qu'ils les coupent de temps en temps » (Ez 44, 20).
Les Prêtres sont établis au dessus des peuples pour les conduire et leur conduite, selon l'étymologie latine de leur nom, est une conduite sacrée. Par les cheveux dont il est ici parlé, il faut entendre les soins et les pensées de l'âme en ce qui regarde l'extérieure. Car les cheveux qui viennent sur la tête et qui croissent d'une manière insensible, signifient les soins de la vie présente qui sortent de notre coeur sans que nous y prenions presque garde et qui croissent en l'âme sans qu'on y pense. Comme donc tous ceux qui sont établis dans des charges Ecclésiastiques doivent tellement vaquer aux affaires extérieures qu'ils ne s'y appliquent jamais avec excès, il leur est défendu avec raison dans ce passage de se raser tout à fait les cheveux et aussi de les laisser croître, pour leur faire concevoir qu'il ne faut pas ni qu'ils retranchent entièrement le soin extérieur des personnes qui leur sont soumises, ni aussi qu'ils souffrent que ce soin croisse et s'étende trop loin.
Il leur est aussi recommandé de faire couper les cheveux de temps en temps, afin de leur faire comprendre qu'ils doivent, quand la nécessité les y oblige, s'occuper du soin des choses extérieures, et de temps en temps rentrer en eux-mêmes comme pour retrancher ce soin et empêcher qu'il ne croisse d'une manière qui leur serait préjudiciable.
Enfin, les Prêtres devaient avoir des cheveux à la tête autant qu'il en fallait pour la couvrir, mais ils devaient les couper de près, afin qu'ils ne leur tombassent dans les yeux. C'est-à-dire qu'il faut qu'un Prêtre prenne autant de soin des choses extérieures qu'il est nécessaire pour la conservation de la vie présente, mais qu'il doit prendre garde à ne pas y voir une application qui soit importune, embarrassante et qui l'empêche de s'appliquer aux principales fonctions de son ministères.
Qu'un Pasteur en s'acquittant de ses fonctions ne doit pas rechercher de plaire aux hommes, quoiqu'il y ait d certaines choses en quoi il doive s'étudier à leur plaire.
Il faut qu'un Pasteur se tiennes soigneusement sur ses gardes pour ne pas se laisser toucher du désir de plaire aux hommes. Car il est bien à craindre qu'en même temps qu'il s'applique fortement à connaître les choses intérieures, et qu'il règles avec prudence les choses extérieures, il ne recherche en cela plus à se faire aimer par ceux qu'il conduit, qu'à leur faire aimer par ceux qu'il conduit, qu'à leur faire aimer la vérité. Ce qui serait par un excès d'amour propre s'éloigner de Dieu et se rendre son ennemi, en même temps qu'il paraîtrait le plus éloigné du siècle par les bonnes oeuvres sur lesquelles il se fonderait. En effet, c'est se rendre ennemi du Sauveur du monde que de souhaiter dans le bien que l'on fait, d'être aimé et considéré à la place de lui, par les fidèles qui composent l'Eglise qui est son épouse. Comme ce serait une entreprise criminelle à un serviteur qui portant des présents de la part de son maître à une personne qu'il recherche, se servirait de ces présents mêmes pour gagner son affection au préjudice de son maître.
Cet amour propre rend un Pasteur si peu égal dans sa conduite, que tantôt il se laisse aller à des condescendances basses et hanteuses, et tantôt il s'emporte en des mouvements de dureté qui le rendent insupportable. Il le rend mou et lâche en lui faisant appréhender de reprendre et de corriger ceux de son peuple qui offensent Dieu, de crainte d'en être moins aimé. Sa complaisance en ce point va même quelques fois si avant qu'il ne craint pas de les flatter dans les désordres dont il devrait les reprendre plus fortement. C'est ce dérèglement qu'un Prophète condamne quand il dit : « Malheur à ceux qui mettent des coussinets sous le coude et des oreillers sous la tête de tout le monde pour surprendre et perdre les âmes » (Ez 13, 18). Car c'est mettre des coussinets sous le coude que de flatter mollement les âmes qui tombent dans le dérèglement et le péché, qui sont tellement possédées de l'amour du monde qu'elles font de cet amour comme un lit où elles reposent. Et c'est mettre encore des coussinets sous le coude et des oreillers sous la tête d'un homme qui se repose, quand au lieu de le reprendre avec sévérité de son péché, on le flatte au contraire et on le traite avec douceur. Car alors n'étant pas porté à se repentir de son péché par la rigueur de la correction, il y demeure sans aucune inquiétude et dans une profonde paix.
Voilà la conduite que les Pasteurs qui se recherchent eux-mêmes tiennent à l'égard de ceux qu'ils croient pouvoir être traversé dans la passion qu'ils ont pour la gloire du monde. Car pour ceux qu'ils voient dans l'impuissance de leur nuire, ils les accablent continuellement par des paroles outrageantes et extrêmement dures. Ils n'usent d'aucune modération dans les avertissements qu'ils leur donnent. Et oubliant même cette douceur qui est si digne d'un Pasteur, ils ne leur donnent que de la terreur en les traitants en souverains. C'est à ces sortes de personnes à qui Dieu fait ce reproche par la bouche d'un Prophète : « Pour vous, vous commandiez à mon peuple d'une manière dure et austère, avec empire et autorité » (Ez 34, 4).
En effet, ces Pasteurs s'aimant eux-mêmes plus que Dieu qui est leur Créateur et leur Maître, ils s'élèvent insolemment au dessus de ceux qui leur sont soumis, et sans considérer ce qui est de leur devoir, ils ne sont occupés que de leur puissance, ils n'ont aucune crainte du jugement à venir, et ils se glorifient d'une manière indigne d'une autorité dont ils ne doivent jouir que pour un temps. Enfin, ils prennent plaisir à faire impunément et sans qu'on ose les contredire en rien du monde, ce qu'ils savent ne pour faire licitement.
Cependant, celui qui en use de la sorte témoigne assez par cette conduite qu'il veut être aimé plus que la vérité, puisqu'il ne pas qu'on en soutienne les intérêts au préjudice de son amour propre. Comme au contraire n'y ayant personne au monde qui puisse vivre si saintement qu'il ne tombe dans quelque faute, celui-là aime assurément plus la vérité qu'il ne s'aime lui-même, qui ne veut pas que qui que ce soit lui pardonne la moindre faute qu'il commet contre cette même vérité. C'est ainsi que St Pierre et David en ont usé, l'un en recevant de bon coeur la correction de St Paul, et l'autre en écoutant humblement les reproches de l'un de ses sujets. Quand donc de bons Pasteurs ne s'aiment pas eux-mêmes, ils regardent toujours la liberté honnête et désintéressée que ceux qu'ils conduisent prennent de les avertir quand ils manquent, comme un bon office que le respect et la soumissions qu'ils ont pour eux leur inspire de leur rendre. En quoi néanmoins il faut que les Pasteurs aient tant d'égard à la conservation de leur autorité et à maintenir de leur devoir ceux qui leur sont soumis, que lorsqu'ils s'en trouvent parmi eux d'assez éclairés pour leur pouvoir donner quelques avis, ils se souffrent pas de la liberté qu'ils prennent dégénérée en insolence, puisque autrement il serait à craindre qu'elle ne leur fit perdre le mérite d'une vie humble et modeste.
Il faut encore que les bons Pasteurs souhaitent d'être bien dans l'esprit de leurs peuples, non dans le vue d'un être simplement aimé, mais afin que par l'estime et l'affection que ces peuples auront pour eux, ils puissent les engager plus aisément à aimer la vérité, et que cette affection serve comme d'une voie pour les faire passer jusqu'à l'amour qu'ils doivent avoir pour Dieu qui est leur Créateur. Car en vérité quoi que puisse dire une Pasteur quand il prêche, on ne prend ordinairement guère de plaisir à l'écouter quand on ne l'aime pas. Et ainsi il doit s'étudier à se faire aimer pour pouvoir être écouté. Mais il doit prendre garde à ne pas rapporter cet amour à lui-même, de crainte que se regardant dans son coeur comme le maître, il ne semble s'élever au dessus de celui dont il n'est que le sujet et le ministre.
Et c'était là la disposition où était St Paul comme il nous le fait assez connaître, lorsqu'il dit d'une part : « Qu'il tâche de plaire à tous choses « (1Co 10, 33) et de l'autre : « Que s'il voulait encore plaire aux hommes, il ne serait pas serviteur de Jésus Christ » (Ga 1, 10). Car cet Apôtre tâchait de plaire aux hommes, et néanmoins il ne voulait pas leur plaire, parce que le dessin et le désir qu'il avait de leur plaire, n'était pas afin qu'ils s'attachent à lui, mais afin que l'amour qu'ils auraient pour lui peut contribuer à leur faire aimer la vérité.
Qu'un Pasteur doit se souvenir que les vices se déguisent souvent sous l'apparence des vertus.
Ce n'est pas assez qu'un Pasteur s'appliquer à la pratique de toutes les vertus que nous venons de marquer, il faut encore qu'il sache que les vices se cachent souvent sous l'apparence des vertus. Ainsi, la trop grande attache au bien se couvre souvent du voile de l'épargne et du ménage. Au contraire la prodigalité se cache sous le voile de la générosité et de la magnificence. On fait passer souvent pour miséricorde et pour bonté une indulgence accordée contre les règles et pour l'effet d'un zèle animé de l'esprit de Dieu, un mouvement d'emportement et de colère. L'on excuse souvent la précipitation à faire les choses, sur la diligence qu'on y doit apporter et la lenteur à les exécuter sur la nécessité de les faire avec poids et mesure. De sorte qu'il faut qu'un Pasteur apporte toute l'exactitude possible pour discerner les vertus des vices, de crainte que l'avarice ne s'empare de son coeur, en même temps qu'il affecte de passer pour un homme qui fait ménager sagement ce qu'il donne, ou qu'étant prodige, il n'ait la vanité de désirer qu'on le croit libéral et qu'on le considère comme un homme qui donne généreusement son bien aux pauvres. En usant d'indulgence en des occasions où il faut user de sévérité, il ne rende digne des supplices éternels ceux qui se trouveront coupables, ou qu'en châtiant aussi trop rigoureusement ceux qui pêchent, il ne se rende lui-même encore plus coupable. Et qu'enfin pouvant bien faire une chose en la différant et en la faisant en son temps, il n'en diminue le prix en usant de précipitation, ou que la faisant trop tard, il n'en perde le fruit et le mérite.
Qu'un Pasteur doit agir avec une égale discrétion, soit qu'il corrige les pêcheurs, ou qu'il dissimule leurs vices, soit qu'il les traite avec rigueur, ou qu'il use d'indulgence envers eux.
Il faut aussi qu'un Pasteur sache qu'il doit dissimuler quelques fois par prudence les fautes de ceux qui lui sont soumis, et néanmoins leur faire entendre ensuite que ce n'est pas qu'il ne les ait bien vu commettre. Que quelques fois il doit pour de justes raisons tolérer celles mêmes qui sont toutes visibles, et qu'il y en a d'autres qu'il doit tâcher de découvrir adroitement et sans que l'on s'en aperçoive, d'autres qu'il doit corriger avec douceur et d'autres enfin qu'il doit reprendre avec force.
Il y a des fautes qu'il fait dissimuler par prudence, quoiqu'en même temps il faille faire connaître qu'on a bien voulu les dissimuler, afin que ceux qui en sont coupables se voyant découverts, et considérant d'ailleurs qu'on les souffre sans rien leur en dire, aient quelque honte de retomber dans les mêmes fautes, et que se rendant juges contre eux-mêmes ils punissent avec sévérité ce que leur Pasteur aura souffert en eux avec tant de bonté et de patience. C'est ainsi que Dieu même en a usé envers les Judée, comme il paraît par ce reproche qu'il lui fait par son prophète : « Tu as fait [lui dit-il] des mensonges et tu m'as oublié, sans faire aucune réflexion qu'encore que j'ai vu tes crimes. Je t'en n'ai rien voulu dire, non plus que si je ne te les avais pas vu commettre » (Is 57, 11). Dieu donc a dissimulé les crimes de la Judée, et toutefois il lui a fait connaître ensuite qu'il les avait vus. Car il ne lui en avait rien dit au temps qu'elle les avait commis, mais après il lui fit connaître qu'encore qu'il les lui eut vu commettre, il ne lui en voulait rien dire.
Il ya d'autres fautes mêmes toutes visibles, que de bonnes raisons obligent de tolérer, telle que peut être l'indisposition de ceux qui en sont coupables, qui ne pourraient souffrir qu'on les en reprit. Car l'expérience nous apprend qu'une plaie que l'on ouvre avant le temps, devient ordinairement plus dangereuse par l'inflammation que cette incision y cause, et généralement parlant, qu'un remède appliqué à contretemps devient inutile et perd tout sa force et sa vertu. Cependant quand un Pasteur attend ainsi le temps propre à reprendre les pêcheurs, il faut qu'il supporte avec patience le poids de leurs crimes. Et c'est en vue de ce poids que le Psalmiste a dit : « Les Pasteurs m'ont mis une grande charge sur le dos » (Ps 128, 3), car le dos est une partie qui sert à porter les fardeaux. Il se plaint donc que les pêcheurs lui ont mis une grande charge sur le dos, comme s'il voulait dire : ceux à qui je ne puis faire changer de vie, sont à mon égard un lourd fardeau que je porte. Il y a d'autres fautes secrètes qu'il faut tâcher de découvrir avec adresse, en sorte que le Pasteur juge de ce qui est caché dans le coeur du pêcheur par ce qui parait de sa conduite extérieure, et qua quand il est temps de l'en reprendre il passe des plus petites fautes, aux plus considérables. C'est ce qui est marqué par ces paroles que Dieu adresse à Ezéchiel : « Fils de l'homme, faites un trou dans la muraille » et par celles-ci que ce Prophète ajoute ensuite : « Je fis [dit-il] un trou dans la muraille et il me parut une porte. Dieu me dit : Entrez là-dedans et voyez les grandes abominations qui s'y font. J'y entrai et je vis toutes sortes de reptiles et d'animaux horribles, et toutes les idoles de la maison d'Israël dépeintes sur la muraille » (Ez 8, 8). Ezéchiel est la figure des Pasteurs d l'Eglise, et la muraille est celle de la dureté du coeur des peuples. Percer donc la muraille, c'est proprement faire une brèche à la dureté du coeur par des recherches adroites et subtiles de ce qui s'y passe. Quand ce Prophète eut fait une brèche, il vit une porte, de même aussi quand on a touche et pénétré le coeur d'un pêcheur par des recherches adroites ou par une correction faite à propos, on peut dire qu'alors on découvre une porte par où l'on peut voir e qu'il y a de plus caché dans son coeur. C'est pourquoi Dieu commande ensuite au Prophète d'entrer par cette porte, et de voir les grandes abominations, que d'examiner soigneusement leur conduite extérieure, afin de découvrir par elle ce qu'ils cachent dans leur coeur de plus criminel et de plus détestable.
Le Prophète ajoute : « Et y étant entré j'y vis des abominations, j'y remarquais des reptiles et toutes sortes d'animaux horribles ». Ces reptiles marquent les pensées des choses de la terre et ces animaux représentent celles qui étant un peu détachées regardent néanmoins encore les récompenses temporelles et terrestres qu'elles se proposent. Car les reptiles rampent sur la tête et y tiennent de tout leur corps, mais les animaux en sont un peu élevés et ils n'y tiennent que par la sensualité qui les y porte. Il y a donc proprement des reptiles au-dedans de la muraille, quand il y a dans l'âme des pensées et des désirs qui ne s'élèvent pas de terre et qui y rampent toujours. Il y a des animaux quand cette âme ayant quelques sentiments justes et raisonnables, elle les fait servir à la recherche des biens et des honneurs temporels. Car ces sentiments sont élevés de terre, mais l'ambition et l'avarice auxquelles ils se trouvent joints, sont un poids qui fait que l'âme s'y porte toujours par les désirs déréglés qu'elles lui inspirent, d'où vient qu'il est dit ensuite dans le Prophète : « Toutes les idoles de la maison d'Israël dépeintes sur la muraille ». Car l'Ecriture dit en un autre endroit : « Que l'avarice est une idolâtrie ». Ainsi, c'est avec raison qu'après les animaux le Prophète parle des idoles, pour marquer ceux qui s'étant élevés de terre par quelques bonnes actions, y demeurent néanmoins toujours attachés par leur ambition basse et intéressée. Enfin, le Prophète dit : « Que les images des idoles étaient peintes sur toutes les murailles ». Ce qui marque que quand l'on attire en soi les images des choses extérieures et sensibles, elles demeurent comme peintes dans le coeur, qui s'occupe et se remplit des fausses idées qu'il en reçoit.
Comme donc le Prophète fit d'abord un trou à la muraille et que par cette ouverture il vit une porte par où il découvrit toutes les abominations qui étaient cachées dans le temple, de même aussi le Pasteur fait un trou à la conscience du pêcheur, lorsqu'il examine sa conduite extérieure sur chaque péché et que la connaissance qu'il en a est comme la porte par où il découvre tout ce qu'il a de plus criminel dans le coeur de ce pécheur.
Il y a d'autres fautes qu'il faut corriger avec douceur, car comme elles ne se font pas par malice, mais par ignorance ou par infirmité, on doit apporter toute la modération possible à corriger ceux qui y tombent. En effet, comme nous sommes tous sujets aux faiblesses de la nature corrompue, il faut que chacun juge par son infirmité propre, de la manière dont il doit compatir à celle des autres, de peur qu'en les reprenant de leurs fautes avec trop de chaleur il ne semble avoir oublié ses propres faiblesses. C'est ce qui a porté St Paul à nous donner cette instruction salutaire : « Mes frères [dit-il] si quelqu'un est tombé par surprise en quelque péché, vous qui êtes spirituels ayez soin de le relever dans un esprit de douceur, chacun de vous faisant réflexion sur soi-même, et craignant d'être tenté aussi bien que lui » (Ga 6, 1). Comme il disait : ce qui vous déplait dans le faible que vous voyez dans les autres, doit vous porter à penser au faible qui est en vous, afin que le zèle avec lequel vous vous portez à les reprendre, se modère d'autant plus, que vous devez craindre qu'en tombant dans les mêmes fautes vous ne méritiez d'en être repris.
Enfin, il y a des fautes qui demandes des corrections rudes et fortes afin que celui qui l'on instruit ne connaissant pas l'énormité de son péché, le comprenne par la véhémence avec laquelle on l'en reprend, et que les pécheurs, qui estiment ordinairement leurs fautes moins grandes qu'elles ne le sont en effet, trouvent dans la rude correction qu'on leur en fait un sujet de craindre beaucoup pour les mêmes fautes. Car il est du devoir d'un Pasteur de faire connaître à son peuple la grandeur et l'excellence de la grâce du Christianisme, de lui découvrir les tentations et les pièges que lui tend notre ancien ennemi durant le pèlerinage de cette vie, et de reprendre avec toute l'ardeur de son zèle, ceux qui commettent des fautes pour lesquelles ils méritent d'être traités rudement et dont il se rendrait coupable lui-même s'il les en reprenait avec moins de sévérité.
C'est ce que Dieu a voulu marquer aux Pasteurs par ces paroles qu'il adresse aux Prophète Ezéchiel : « Prenez une tuile [lui dit-il] et après l'avoir mise devant vous, vous y tracerez le plan de la ville de Jérusalem. Vous représenterez devant cette ville une forme de siège, vous dresserez des fortifications, vous ferez des retranchements et des remparts, vous mettrez vis-à-vis un camp d'armée qui attaquera la ville tout au tour et des machines de guerre qui battront les murailles » (Ez 4, 1). Et Dieu lui marque ensuite le moyen de se défendre lui-même, lorsqu'il lui dit : « Pour vous, vous prendrez une paille de fer et vous la mettrez comme un mur de fer entre vous et la ville ».
Le Prophète Ezéchiel, comme j'ai déjà dit, est la figure des Pasteurs de l'Eglise. Dieu lui ordonne de prendre une tuile de la mettre devant soi, et d'y représenter la ville de Jérusalem. Et c'est ce que font les Pasteurs de l'Eglise. Car ils prennent cette tuile quand ils s'efforcent d'instruire des hommes attachés à la terre. Ils la mettent devant eux, lorsqu'ils la mettent devant eux, lorsqu'ils s'attachent avec toute l'application de leur esprit au salut de ces hommes, et ils tracent la ville de Jérusalem sur cette tuile, lorsqu'ils s'appliquent avec soin à montrer à ces hommes attaché à la terre quel est le bonheur de la Jérusalem céleste, où l'on jouit d'une félicité souverain et éternelle.
Mais parce que c'est en vain que l'on est instruit de la gloire, dont on doit jouir dans cette céleste patrie, si l'on est aussi instruit de toutes les ruses dont notre ennemi se sert pour nous en détourner, il est dit ensuite : « Vous disposerez une espèce de siège contre la ville et vous ferez des retranchements et des fortifications ». Les Pasteurs dressent une espèce de siège au tour de la tuile ou la ville de Jérusalem est représentée, quand ils font voir à ces hommes charnels et terrestres dont les désirs se portent déjà vers le ciel, combien les vices sont capables de traverser la possession qu'ils en espèrent. Car c'est dresser ce siège dans les formes ordinaires, que de leur faire voir par ordre toutes les attaques particulières que fait chaque péché particulier pour détruire tout le progrès et tout le fruit des âmes.
Mais comme ce n'est pas encore assez à des Pasteurs de faire connaître au peuple la manière dont les vices les attaquent, mais qu'ils doivent leur faire entendre en même temps comment la pratique des vertus nous fortifie contre les efforts de ces vices, il est dit ensuite : « Et vous ferez des retranchements et des fortifications ». Car un bon Pasteur fait ces fortifications quand il montre les vertus particulières qu'il faut opposer à chaque vice particulier.
Et parce que la guerre des tentations s'allume d'ordinaire d'autant pus, que l'on fait plus de progrès dans la vertu, c'est encore avec raison qu'il est dit ensuite : « Et vous porterez de la terre pour faire un rempart, vous représenterez un camp d'armée vis-à-vis de la ville et tout autour des machines de guerre propres à renverser les murailles ». Car un Pasteur porte de la terre pour faire un rempart, quand il apprend à son peuple combien il est difficile de résister aux efforts d'une tentation violente. Il représente un camp d'armée devant la ville, quand il les avertit des adresses malignes et inconcevables que l'ennemie emploie pour les surprendre. Et il met des machines de guerre autour de la ville, quand il leur découvre les différentes tentations qui les environnent, et qui font des brèches aux vertus qui sont comme les murailles de l'âme.
Mais avec quelque adresse qu'un Pasteur puisse s'acquitter de toutes ces choses, il n'y aura jamais de rémission pour lui à attendre, s'il ne s'élève encore contre les péchés de chaque particulier, s'il ne témoigne de la ferveur et du zèle à les en reprendre. C'est pourquoi il est dit ensuite : « Pour vous, vous prendrez une paille de fer et vous la mettrez comme un mur entre vous et la ville ». Cette paille nous figure la douleur de l'âme et ce fer est une réprimande sévère et dure. En effet y a t-il rien au monde, qui afflige et qui travaille d'avantage l'âme d'un bon Pasteur, que le zèle qu'il a pour les âmes ? St Paul n'était-il pas véritablement animé de ce zèle plein de douleur quand il disait : « Qui est faible sans que je m'affaiblisse avec lui ? Qui est scandalisé, sans que je brûle ? » (2Co 11, 29). Et parce que ceux en qui ce zèle de Dieu se trouve, se tiennent toujours sur leurs gardes pour éviter d'être condamné un jour par leur négligence, il est dit avec beaucoup de raison dans le passage que nous examinons, que le Prophète devait mettre cette paille entre lui et la ville. Car on peut dire que cette paille est mise entre le Pasteur et son peuple lorsque le zèle plein de vigueur et de force dont il use en le corrigeant, est comme une muraille forte entre lui et ce même peuple pour n'être pas exposé aux coups de la justice divine, comme il le serait au jour du jugement, s'il se rendait maintenant trop doux et trop indulgent envers ceux qui offensent Dieu.
Cependant, il faut remarquer qu'il est bien difficile qu'un Pasteur qui s'anime à reprendre et à corriger les pécheurs, ne se laisse quelques fois aller à dire des choses qu'il ne devrait pas dire, et qu'assez ordinairement il arrive que la chaleur d'une invective le portant à quelque excès, il engage les pécheurs qu'il reprend trop vivement, dans un désespoir qui les accables. C'est pourquoi il est nécessaire que lorsqu'il reconnaît qu'il a poussé plus loin qu'il ne devait les corrections qu'il a été obligé de faire, il recourt lui-même au remède de la pénitence pour obtenir de Dieu par ses larmes le pardon des fautes que le zèle même, qu'il a fait paraître à défendre ses intérêts, lui a fait commettre.
C'est une obligation que Dieu lui a marquée quand il a dit par la bouche de Moïse : « Si un homme allant sans aucun mauvais dessein avec son ami dans un bois, il arrive qu'en coupant quelques arbres, sa cognée lui échappe, frappe et tue ce même ami, cet homme ce réfugiera dans une des villes que j'ai nommées où l'on ne pourra lui nuire, afin que le parent du mort emporté par un sentiment de douleur, ne puisse le poursuivre pour le faire mourir » (Dt 19, 5-6).
Nous allons au bois avec notre mai toutes les fois que nous nous mettons en devoir d'examiner et de reprendre la conduite de qui sont sous notre charge. Nous coupons du bois sans aucun dessein de leur nuire, lorsque nous retranchons avec une droite intention les vices dont nous les reprenons. Mais la cognée nous échappe des mains, lorsque nous usons d'une trop grande sévérité à leur égard. Le fer quitte le manche, lorsque dans nos répréhensions il s'échappe quelque chose de trop sévère et de trop rude. Ce fer frappe et tue notre ami, lorsque notre aigreur à lui reprocher le mal qu'il a fait, lui fait perdre la charité qui est sa vie, parce que quand on reprend un pécheur plus fortement et plus rudement qu'on ne doit, il conçoit aussi tôt une forte aversion contre celui qui le reprend de la sorte.
Mais comme celui, qui sans dessein avait tué son ami en coupant du bois, était obligé pour mettre sa vie en sureté de se réfugier dans une des trois villes qui lui étaient marquées. De même un Pasteur qui a fait mourir spirituellement par son imprudence un de ses frères, demeure en sureté pourvu qu'il ait recours aux larmes dans le Sacrement de pénitence où il est comme l'abri de l'espérance, de la foi et de la charité, en sorte que cet homicide ne lui est pas imputé, et que si le parent du mort le surprend après cette action, il ne le tuera pas. Parce que Dieu ce juge sévère qui s'est rendu notre prochain et notre frère en prenant notre nature, ne punira pas pour ce péché un homme que l'espérance, la foi et la charité auront ainsi caché sous l'ombre de sa protection et de clémence.
Combien un Pasteur est obligé de s'appliquer à méditer la loi de Dieu.
Afin qu'un Pasteur puisse s'acquitter, sans se faire tort à lui-même, de tous les devoirs que nous venons de marquer, il faut qu'étant rempli tout ensemble de la crainte et de l'amour de Dieu, il s'applique tous les jours avec soin à la lecture de l'Ecriture Sainte. Qu'il cherche dans les avertissements salutaires que Dieu nous donne, de quoi renouveler en lui cette vigilance intérieure et cette sage circonspection qui doit régler toute sa vie, que le commerce du monde peut lui avoir fait perdre. Enfin, qu'étant insensiblement attiré par la conversation des gens de monde à s'engager dans la vie du vieil homme, il excite en lui le désir et l'amour des choses célestes par les mouvements d'une componction salutaire. Car il n'est pas croyable combien notre coeur se dissipe par le commerce que nous avons avec les personnes séculières et mondaines. Puis donc que les occupations extérieures l'appesantissent en quelque sorte, et l'entraînent continuellement vers la terre, nous devons travailler sans cesse à la relever par l'étude et la méditation des choses saintes.
C'est ce qui porta St Paul à donner cet avis à son disciple Timothée après l'avoir établi Evêque : « En attendant [lui dit-il] que je vienne, appliquez-vous à la lecture » (1Tm 4, 13). C'est aussi ce qui fait dire à David : « O Dieu, que j'aime votre loi ! Elle est le sujet des mes méditation durant tout le jour » (Ps 118, 97). Et c'est dans cette même vue que Dieu donna cet ordre à Moïse pour toutes les occasions où il faudrait transporter l'Arche : « Vous aurez soin [lui dit-il] de faire faire quatre anneaux d'or que vous attacherez aux quatre coins de l'Arche, et vous y passerez quatre bâtons de bois de Sethim, que vous fera couvrir d'or, pour porter l'Arche et ils demeureront toujours sans qu'on les en retire » (Ex 25, 12-14).
Cette Arche est la figure de l'Eglise. Comme il devait y avoir quatre anneaux d'or aux quatre coins, il y a aussi quatre livres de l'Evangile dans l'Eglise qui est répandue dans les quatre parties du monde. On devait faire quatre bâtons de bois de Sethim qu'il fallait entrer dans les quatre anneaux pour porter l'Arche, parce que quand il s'agit d'établir et de prêcher l'unité de l'Eglise, il faut trouver des Docteurs fermes et éclairés, qui étant comme ces sortes de bois qui ne pourrissent pas, demeurent toujours attachés aux vérités qu'ils ont puisées dans l'Ecriture Sainte, et qui par là se rendent capables de porter chez les infidèles l'Arche de l'Eglise, en y portant la connaissance des vérités et des mystères qu'elle enseigne.
Ces quatre bâtons étaient couverts d'or par l'ordre de Dieu, pour marquer qu'en même temps que les Pasteurs se font entendre aux fidèles par leurs prédications, ils doivent éclater à leurs yeux par la sainteté de leur vie. Il est dit ensuite de ces bâtons, qu'on les laissera toujours dans les anneaux et que jamais on les en retira, parce qu'il ne faut pas que ceux qui sont employés au ministère de la prédication cessent jamais d'étudier et de méditer l'Ecriture Sainte.
Mais comme Dieu avait ordonné de laisser toujours ces bâtons dans les anneaux, afin que quand il faudrait porter l'Arche on ne perdit pas de tems à les y mettre. Ainsi un Pasteur doit être toujours appliqué à l'Ecriture sainte, afin de ne pas avoir la confusion d'être obligé, quand on lui demande quelque difficulté, de s'en aller chercher la résolution au lieu de la donner à l'heure même. Il faut dont que les bâtons demeurent toujours dans les anneaux, parce qu'il faut que les docteurs Evangéliques méditent toujours dans leur coeur la Parole de Dieu pour ne causer aucun retardement à porter l'Arche, quand il en sera nécessaire, c'est-à-dire, à enseigner sur l'heure même au peuple les choses dont ils seront obligés de les instruire. C'est pourquoi St Pierre le premier des Pasteurs donne cet avis aux autres Pasteurs de l'Eglise : « Soyez toujours prêts de répondre à tous ceux qui vous demanderont raison de l'espérance que vous avez » (1P 3,15), comme s'il disait : afin que vous soyez toujours prêts de porter l'Arche sans que vous fassiez attendre, tenez toujours les bâtons dans les anneaux sans que jamais vous les en retiriez.
----------------------------------------------------
En combien de différentes manière, on doit annoncer aux fidèles la parole de Dieu.
Puisque nous avons fait connaître ce que doit être le caractère d'un bon Pasteur, et les qualités qui lui conviennent, il faut montrer maintenant les dispositions qu'il doit avoir, et comment il doit s'y prendre pour bien instruire les peuples. Car, comme Grégoire de Nazianze de glorieuse mémoire l'a déclaré longtemps avant nous, il ne faut pas se servir de la même méthode, ni des mêmes préceptes pour instruire indifféremment tous les fidèles parce qu'ils n'ont pas tous les mêmes dispositions, et que leurs moeurs sont différentes, de sorte que les mêmes règles, qui seraient utiles aux uns, deviendraient préjudiciables aux autres.
On voit des herbes qui servent d'aliments à de certains animaux, et qui en font mourir d'autres, le- sifflement qui adoucît les chevaux excite le rugissement des lions. Le même remède qui guérît une maladie devient un poison une autre espèce de mal et le redouble. Le pain qui fortifie les personnes qui ont une santé vigoureuse, étouffe les enfants. II faut donc que les instructions soient proportionnées au génie et aux dispositions des auditeurs, afin que sans rien dire qui soit contre l'édification en général, chacun en particulier trouve dans ses discours ce qui lui convient.
Les esprits des auditeurs sont à l'égard de celui qui les instruit à-peu-près ce que sont les cordes d'un luth à l'égard de celui qui en joue, il les touche diversement pour exprimer différents accords qui sont composés des divers sons que chaque corde a rendus. Quoiqu'elles soient touchées par le même, cependant comme c'est d'une manière différente, l'harmonie en est aussi différente. Ainsi un Pasteur qui tâche en instruisant ses peuples de les disposer à l'amour de Dieu par les mêmes principes, ne doit pas les dispenser à tous de la même manière, il faut qu'il diversifie ses instructions selon les besoins et le caractère de ses auditeurs.
Les instructions qu'on fait aux hommes doivent être différentes de celles qu'on fait aux femmes.
Il faut instruire les hommes, autrement que les femmes,
- les jeunes gens, autrement que les vieux,
- les pauvres, autrement que les riches,
- les personnes de bonne humeur, autrement que les tristes,
- ceux qui sont dans la sujétion et dans la dépendance, autrement que ceux qui sont dans les dignités et dans les charges,
- les maîtres, autrement que les valets,
- les personnes d'esprit, autrement que celles qui n'en ont point,
- les insolents, autrement que ceux qui ont de la modestie et de la pudeur,
- les fiers et les présomptueux, autrement, que les âmes timides, et retenues,
- les impatients, autrement que ceux qui ont de la modération,
- les envieux, autrement que ceux qui sont portés par leur penchant naturel à vouloir du bien à tout le monde,
- les âmes simples et sincères, autrement que les esprits doubles et fourbes,
- ceux qui ont la santé bonne, autrement que les malades,
- ceux qui ne font le bien que parce qu'ils craignent les châtiments, autrement que ceux qui sont tellement endurcis dans le vice que les punitions ne les corrigent plus,
- ceux qui gardent un silence outré, autrement que ceux qui parlent trop,
- ceux qui sont lents en tout ce qu'ils font, autrement que ceux qui s'agitent avec trop de précipitation,
- ceux qui ont de la douceur, autrement que ceux qui font colères,
- ceux qui ont de l'humilité, autrement que ceux qui sont vains et superbes,
- ceux qui sont arrêtés à leurs sens, autrement que ceux qui sont volages et légers,
- les sobres, autrement que les intempérants,
- ceux qui aiment à faire part de leurs biens aux pauvres, autrement que ceux qui tâchent de dérober le bien d'autrui,
- ceux qui ne désirent point le bien des autres, mais qui sont trop attachés au leur, autrement que ceux qui donnent effectivement ce qu'ils ont, mais qui ne laissent pas pour cela de dérober le bien des autres,
- les esprits doux et commodes, autrement que ceux qui sont remuants et querelleurs,
- ceux qui sèment la dissension, autrement que ceux qui tâchent de procurer la paix,
- ceux qui entendent mal les paroles de l'Écriture Sainte, autrement que ceux qui, les entendant bien, n'en parlent pas d'une manière assez respectueuse,
- ceux qui pouvant prêcher avec succès, n'osent s'y embarquer par un excès d'humilité, autrement que ceux que, l'âge et la faiblesse les rendant incapables de réussir à ce ministère, ne laissent pas de s'y engager témérairement,
- ceux qui font fortune et qui amassent beaucoup de richesses temporelles, autrement que ceux qui perdent leurs peines, et dont tous les desseins sont traversés,
- les personnes mariées, autrement que celles qui ne sont pas encore sous le joug du mariage,
- ceux qui ont commis des péchés de la chair, autrement que les personnes chastes,
- ceux qui se repentent de leurs crimes et qui les pleurent, autrement que ceux qui les quittent sans les pleurer,
- ceux qui excusent le mal qu'ils ont fait, et qui y cherchent des couleurs, autrement que ceux qui avouent leurs crimes, mais qui ne font rien pour les éviter,
- ceux qui pleurent les péchés actuels qu'ils ont commis, autrement que ceux qui ne sont coupables - que des péchés de pensée,
- ceux qui ont été emportés par un premier mouvement de concupiscence, autrement que ceux qui ont péché, avec connaissance et de dessein formé,
- ceux qui font souvent des choses illicites, quoiqu'elles soient d'une légère conséquence, autrement que ceux qui s'abstenant des petites fautes tombent dans les plus grandes,
- ceux qui ne veulent jamais s'appliquer à aucune bonne action, autrement que ceux qui laissent imparfaites celles qu'ils ont commencées,
- ceux qui font le mal en secret, et le bien en public, autrement que ceux qui se cachent pour faire de bonnes actions, et qui souffrent qu'on ait mauvaise opinion de leur conduite, à cause de certaines choses qu'ils font en public.
Mais de quelle utilité peut être ce détail et cette énumération que je viens de faire si je n'explique un peu davantage chaque article, et si je n'y ajoute quelques maximes en forme d'avis pour y donner un peu plus d'étendue ?
Il faut donc s'y prendre d'une manière toute différente pour instruire les hommes, ou pour leur donner des avis, que pour instruire les femmes, d'autant que les hommes sont capables de quelque chose de fort, mais il ne faut ordonner aux femmes que des choses légères, il faut de grands objets pour exercer la vertu des hommes, mais il faut prescrire aux femmes quelque chose de facile pour les amener à Dieu par la douceur.
Les jeunes gens veulent être traités autrement que les personnes plus avancées en âge, parce que les réprimandes sévères ramènent les premiers à leur devoir, mais pour engager les vieilles gens à bien faire, il faut les prier d'une manière humble et douce, selon l'avis de S. Paul qui disait à son disciple Timothée : « Ne reprenez, pas les vieillards avec rudesse, mais avertissez les comme vos pères. »
De quelle manière il faut instruire les pauvres et les riches.
IL ne faut pas donner les mêmes avis à ceux qui souffrent la pauvreté qu'à ceux qui vivent dans l'abondance, il ne faut rien oublier pour consoler les pauvres dans leurs misères et leurs afflictions. Mais afin de précautionner les riches contre l'orgueil, il faut les intimider : le Prophète Isaïe disait aux pauvres de la part de Dieu : Ne craignez, rien, je ne vous laisserai point dans la confusion (Is 54,4). Et peu après, pour consoler une malheureuse dans la triste situation où elle était : O pauvre femme, lui dit-il, qu'une tempête a réduite à l'extrémité ! (Is 48,10) Et pour achever de la consoler, il ajoute : Je vous ai éprouvée dans la fournaise de la pauvreté.
Au contraire l'Apôtre saint Paul disait à son disciple Timothée, en parlant des riches : Ordonnez, aux riches de ce monde de n'être point orgueilleux, de ne mettre point leur confiance dans les richesses incertaines et périssables, mais dans le Dieu vivant qui nous fournit avec abondance ce qui est nécessaire à la vie (1Tm 6,17). II est à remarquer que ce grand Apôtre qui voulait inspirer l'humilité aux riches ne dit point à son Disciple en parlant d'eux : priez, il lui dit, ordonnez, car quoique leur faiblesse demande qu'on ait pour eux des ménagements, leur orgueil ne mérite pas qu'on les traite avec honneur quand on leur fait des remontrances. Plus ils se croient élevés au-dessus du reste des hommes, à cause des biens qu'ils possèdent, plus on est en droit de leur parler avec autorité, et de leur commander.
C'est à ces gens-là que le Sauveur adresse dans l'Évangile cette menace terrible, et cette imprécation : Malheur à vous, riches, parce que vous avez votre consolation dans ce monde (Luc, 6,24). Les riches ne sont que médiocrement touchés par les joies éternelles, et ils mettent toute leur consolation dans l'abondance des biens du monde. Il faut adoucir en les consolant les chagrins de ceux que la pauvreté met à de rudes épreuves, au contraire il faut traiter avec hauteur ceux à qui l'abondance des biens du siècle, et la fausse gloire du monde, inspirent tant de vanité et de présomption. Afin que les premiers sachent que s'ils méprisent les richesses du monde, ils seront comblés quelque jour de biens plus solides, et pour apprendre aux autres qu'ils seront entièrement dépouillés de toutes ces richesses auxquelles ils sont si attachés pendant la vie. La diversité des moeurs change souvent le caractère des personnes et des conditions de sorte qu'il arrive assez souvent que le riche soit humble, et que le pauvre soit fier et orgueilleux. II faut donc que le Pasteur proportionne ses instructions au génie et à la disposition des personnes, et qu'il abaisse d'autant plus le pauvre qui est superbe, que l'état malheureux où il se trouve n'a pas la force de l'humilier. Au contraire qu'il ait d'autant plus d'égards pour l'humilité des riches, que l'abondance où ils sont, qui a coutume d'enfler tous les autres, ne les enorgueillit point.
II y a quelquefois certaines conjonctures, où il est bon d'exhorter avec douceur les riches superbes, quelque fierté qui paraisse dans leur conduite : puisque l'expérience nous apprend que les apostumes les plus endurcies s'amollirent par des fomentations douces, que la sueur de certains frénétiques s'apaise par les caresses de médecins qui en prennent soin, la condescendance qu'on leur témoigne adoucit leur emportement et leur manie. Lorsque Saul était vivement tourmenté par l'Esprit malin, David prenait sa harpe, et tempérait la furie du Roi par les sons et l'harmonie de cet instrument. Saul est la figure des grands, à qui leur élévation inspire de la vanité, David, au contraire est la figure des humbles, qui mènent une vie régulière et vertueuse. Comme David en jouant de la harpe apaisait les fureurs de Saul, ainsi pour remettre les personnes hautaines dans leur bon sens, car l'esprit d'orgueil qui les possède les ôte de leur calme ordinaire, et les rend comme furieuses, il faut tâcher de les ramener par la douceur de nos paroles, qui tient lieu d'une harmonie très agréable.
Avant de s'embarquer à faire ouvertement des réprimandes aux grands du monde, il faut les flatter, et tâcher de s'insinuer dans leur esprit par quelques paraboles qu'on amène de loin, comme s'il ne s'agissait pas d'eux. Mais sitôt qu'ils se seront déclarés, et qu'on les aura engagés par ce détour à porter un jugement équitable contre eux-mêmes, alors il faut leur mettre devant les yeux la faute qu'ils ont faite, afin qu'ils en comprennent l'énormité, sans que leur esprit se révolte contre celui qui les reprend, quelque fierté que leur rang et leur fortune leur inspire. Car, comme ils se sont condamnés eux-mêmes par le jugement qu'ils ont prononcé, ils ne cherchent plus d'excuses pour pallier leurs désordres, et ils sont très disposés à désapprouver leur orgueil.
Le Prophète Nathan était venu pour reprendre David du grand crime qu'il avait commis : il lui demanda son sentiment sur une injustice qu'un riche avait faite à un pauvre, afin que l'arrêt qu'il prononcerait sur cette affaire servît a le condamner, lorsque le Prophète lui expliquerait le véritable motif de sa venue : il observa une conduite fort sage, pour rabaisser l'audace du criminel, en l'obligeant insensiblement à avouer lui-même son crime, et en le mettant par sa propre confession hors d'état de s'excuser, afin de pouvoir faire dans la partie gangrenée l'incision qu'il jugeait nécessaire pour la guérir. II dissimula d'abord le véritable motif qui l'amenait vers le Roi, mais il lui appliqua le remède dès le moment qu'il le vit bien disposé. Peut-être n'eut-il pas osé enfoncer si vivement la lancette dans cette plaie, s'il eût d'abord reproché ouvertement au Roi la faute qu'il avait commise, mais ayant préparé la voie par une parabole et des discours enveloppés, ses réprimandes, quand il les fit à découvert, frappèrent étrangement l'esprit du Prince. II était venu comme un médecin visiter un malade, il voyait la plaie qu'il fallait ouvrir, mais il n'était pas sûr de la patience et de la docilité de celui qu'il voulait guérir. Dans ce doute, il cacha le fer sous son habit, mais le tirant tout à coup, il l'enfonça dans l'apostume de sorte que le malade sentit le coup avant que d'avoir vu l'instrument, car s'il l'eût vu d'abord, il y avait lieu de craindre qu'il n'eût jamais consenti à souffrir l'opération.
De quelle manière il faut instruire ceux qui sont dans la joie, et ceux qui sont dans la tristesse.
Il faut donner d'autres avis à ceux qui sont gais, qu'à ceux qui sont tristes : en représentant aux premiers à quels malheurs, et à quels ennuis expose la damnation éternelle, au contraire il faut faire
se souvenir aux personnes tristes des joies que Dieu leur promet dans son Royaume. Que les uns apprennent des menaces que Dieu leur fait, tous les maux qu'ils ont a craindre, que les autres se consolent par les promesses des récompenses éternelles qui leur sont préparées. Car c'est aux premiers que le Fils de Dieu dit dans l'Évangile Malheur à vous qui riez, parce que vous serez, réduits aux pleurs et aux larmes (Lc 6,25). Mais le même Maître dit aux derniers, ainsi vous êtes vous autres maintenant dans la tristesse: Mais je vous verrai de nouveau, et, votre coeur se réjouira, et personne ne vous ravira votre joie (Jn 16,22)
La joie ou la tristesse ne vient pas toujours des objets qui nous frappent, elle vient souvent du fond du tempérament. Il faut faire entendre aux personnes de ce caractère, qu'il y a de certaines inclinations et de certaines humeurs, qui ne sont pas fort éloignés des vices. Les personnes que leur tempérament porte à la joie, sont naturellement portées à l'amour et à l'impureté, les tristes sont plus enclins à la colère. II faut donc que chacun tâche de connaître ses inclinations naturelles, et les vices auxquels il est plus porté par son penchant, afin de se tenir sur ses gardes et de les éviter : car s'il ne fait rien pour combattre cette vicieuse inclination, il est fort à craindre qu'il ne tombe dans le vice où elle le porte, et dont il ne se sent point encore coupable.
De quelle manière il faut instruire ceux qui vivent dans la dépendance, et ceux qui commandent aux autres.
Il faut instruire d'une manière bien différente les Prélats et les inférieurs, de crainte que les honneurs et les dignités n'élèvent les uns, et que les autres ne se laissent accabler sous le poids de la dépendance et de la servitude : que les inférieurs s'appliquent à faire tout ce qu'on leur commande, mais que les Supérieurs ne commandent pas des choses qui passent les bornes de leur pouvoir. Que les uns aient une soumission humble et obéissante, et que les autres usent modérément de leur autorité.
On peut étendre généralement à tous ceux qui sont dans la dépendance cette maxime de S. Paul : Enfants, obéissez en tout à vos pères et à vos mères, car cela est agréable au Seigneur. Mais l'Apôtre ajoute au même endroit: Pères, n'irritez, point vos enfants, de peur qu'ils ne tombent dans l'abattement (Col 3,20). II faut donc que les inférieurs se comportent avec tant de régularité, qu'ils ne fassent rien qui puisse blesser les yeux de Dieu, et que les Supérieurs vivent si saintement, que leurs actions puissent servir de modèles à ceux qui sont sous leur conduite. Car les Prélats doivent savoir que s'ils se corrompent à faire des actions indignes de leur caractère, les tourments auxquels ils seront condamnés dans l'autre monde croîtront à mesure des mauvais exemples qu'ils auront donnés dans celui-ci. Ils doivent donc être toujours sur leurs gardes, parce que les péchés qu'ils commettent, en causant leur perte à eux-mêmes, causent encore la perte d'une infinité de gens, qu'ils séduisent par les mauvais exemples qu'ils leur donnent.
II faut représenter aux inférieurs qu'ils seront jugés très rigoureusement, si n'ayant à répondre que d'eux-mêmes, ils ne vivent avec tant de régularité, qu'on n'ait rien à leur reprocher, et exhorter les Prélats à veiller attentivement sur ceux qui sont commis à leurs soins, sans se négliger pour cela eux-mêmes, de peur qu'ils ne soient punis pour les péchés d'autrui, quand on n'aurait point à leur reprocher de fautes personnelles. Les inférieurs sont d'autant plus obligés d'être réguliers et exacts, qu'ils n'ont point à répondre de la conscience des autres : mais il faut que les Prélats se ménagent en telle sorte que les soins qu'ils donnent au salut et à la perfection de leurs inférieurs, ne diminuent en aucune manière les soins qu'ils doivent avoir de leur propre perfection, et de leur salut en particulier.
C'est aux personnes qui vivent dans une condition privée que le Sage adresse ces paroles: Paresseux, allez trouver la fourmi, examinez sa politique, et apprenez d'elle comment il faut vous conduire (Pr 6,6). Mais le même Sage parle d'un ton bien plus terrible à ceux qui sont chargés de la conduite des autres : Mon fils, si vous avez répondu pour votre ami, vous avez, engagé votre soin entre les mains d un étranger: vous êtes lié par vos propres paroles. Se faire la caution de son ami, c'est se charger du soin des âmes des autres, et en répondre âme pour âme, le Sage ajoute que c'est engager la foi entre les mains d'un étranger, parce qu'on est obligé depuis cet engagement à lui donner des soins, dont on était dispensé auparavant : il est lié par ses propres paroles, c'est-à-dire, qu'il doit mettre le premier en pratique les maximes de vertu qu'il débite aux autres : la droite raison fait assez connaître que la vie d'un homme qui instruit les autres, ne doit pas être contraire aux préceptes qu'il leur enseigne. Les Prélats seront obligés de faire voir au Jugement de Dieu, qu'ils n'ont rien dit aux autres que ce qu'ils ont pratiqué eux-mêmes.
Car ils doivent s'appliquer ce qui suit dans ce passage : Faites donc ce que je vous conseille, mon fils, et dégagez-vous, parce que vous êtes tombé entre les mains de votre prochain : courez, hâtez-vous, éveillez votre ami, ne vous endormez pas, et ne vous laissez point assoupir (Pr 6,3). Celui qui par le devoir de sa charge est obligé de donner bon exemple aux autres, ne doit pas se contenter de veiller sur lui-même, il faut encore qu'il réveille son ami : c'est-à-dire qu'il ne suffit pas à un Prélat de bien vivre, et d'être attentif à ses propres actions, il faut encore qu'il ait de l'attention sur celles des autres, et qu'il les retire de l'assoupissement du péché. C'est pour cela que le Sage dit fort à propos : Ne vous endormez pas, ne vous laissez point assoupir. Se livrer au sommeil en cet endroit à l'égard d'un Supérieur, c'est se relâcher entièrement, et ne se donner aucune peine en tout ce qui regarde l'avancement de ces inférieurs. Les yeux d'un prélat sont assoupis, lorsque connaissant les fautes de ses inférieurs, il ne se met pas en peine de les en reprendre, par paresse et par pure indolence. Dormir d'un profond sommeil, est n'avoir nulle connaissance de la conduite de ses inférieurs, et ne se mettre nullement en peine de leur donner de bons avis. Se laisser surprendre par un léger assoupissement, c'est commettre à la vérité ce qu'il y aurait à reprendre dans la conduite des autres, mais on se laisse vaincre peu-à-peu à l'ennui et au dégoût que cause ordinairement le soin de leur faire les corrections qu'ils méritent. L'assoupissement est une disposition à un plus profond sommeil : en effet, il arrive assez souvent qu'un Pasteur qui ne se met point en devoir de retrancher les désordres qu'il a remarqués, vient enfin à ce point de négligence, qu'il ne connaît plus les crimes où tombent ses inférieurs.
1l est donc de la dernière importance de recommander aux Prélats d'apporter tous les soins et toutes les précautions dont ils sont capables pour connaître ce qui se passe, qu'ils aient les yeux toujours ouverts, et qu'ils ressemblent en quelques manières à ces animaux pleins d'yeux dont parle l'Écriture. Les Pasteurs auront des yeux au dedans d'eux-mêmes, quand ils s'appliqueront tellement à régler leur conduite, qu'elle puisse être agréable à Dieu, qui connaît le fond de leur coeur, ils en auront au-dehors et autour d'eux, lorsqu'ils s'appliqueront à donner de bons exemples à leurs inférieurs, et à découvrir leurs désordres pour y apporter les remèdes convenables.
Il est à propos d'avertir les inférieurs de ne se pas s'ériger en juges de la conduite de ceux qui les gouvernent, et de ne les pas censurer quand ils y remarqueront quelque chose qui les blesse, de peur que leur orgueil ne les rendît plus coupables que ceux qu'ils se donnent la licence de condamner, quand même ils le seraient avec raison. II faut les exhorter à prendre garde que la vue des fautes de leurs Supérieurs ne les révolte contre eux, et ne leur inspire trop d'audace : que si leurs fautes sont telles qu'on ne les puisse absolument excuser, qu'ils se contentent de les condamner dans le fond de leur coeur, en conservant toujours pour eux l'obéissance et les sentiments de respect que Dieu les oblige d'avoir.
II sera plus aisé de comprendre l'étendu de cette maxime par un exemple mémorable, tiré de la conduite de David. Saul qui le persécutait depuis longtemps était retiré dans une caverne pour quelques nécessités. David et tous ceux de sa suite étaient cachés dans cette caverne, ceux qui l'accompagnaient lui demandèrent avec beaucoup d'instance la permission de poignarder Saul mais il les retint, leur disant qu'il n'était pas permis de mettre la main sur l'Oint du Seigneur: il se contenta de couper secrètement un morceau de son habit.
Les mauvais Pasteurs sont représentés dans la personne de Saul, David est la figure des bons sujets. Les premiers font proprement ce que Saul était allé faire dans la caverne, quand ils mettent en exécution leurs mauvais desseins, et qu'ils font paraître au-dehors la corruption de leur coeur, par les mauvais exemples de leur vie, qui scandalisent tout le monde. David se rendit le maître de son ressentiment, et n'osa frapper Saul, nous faisant connaître par la retenu la modération des gens de bien, qui se précautionnant contre la contagion de la médisance, ne disent jamais de mal de la conduite de ceux qui les gouvernent, quoiqu'ils désapprouvent en eux-mêmes les fautes qu'ils leurs voient commettre.
Ils ne sont pas toujours les maîtres d'une certaine démangeaison naturelle que nous avons tous de parler de ceux qui sont au-dessus de nous, mais du moins ils n'en parlent que légèrement, et sans sortir des bornes du respect qui leur est dû : à peu près comme fit David qui ne put s'empêcher de couper une partie de la robe de Saul sans qu'il s'en aperçût. Ainsi ils parlent tout bas des défauts de leurs Supérieurs, d'un air humble et modeste, mais ils rentrent incontinent en eux-mêmes, ils sont tachés de la licence qu'ils ont prise, et se font de grands reproches pour quelques paroles légères qui leur sont échappées. Aussi est-il marqué dans l'Écriture que David se repentit bientôt après de ce qu'il avait fait.
Car quand là conduite de nos Supérieurs serait effectivement blâmable, il ne faut pas pour cela donner la liberté de les déchirer, et si l'on s'oublie en cette matière, il faut expier par une sévère pénitence les moindres paroles qui nous seront échappées contre leur réputation, persuadés que Dieu nous demandera un compte sévère si nous osons nous élever contre la Puissance qu'il a établie au-dessus de nous. C'est résister aux ordres de Dieu que de nous révolter contre nos Supérieurs, et de les décrier par des paroles médisantes. Lorsque Moïse vit les Juifs déchaînés contre lui, et contre son frère Aaron, il leur dit: Qui sommes-nous ? Ce n'est pas nous que vos murmures offensent: c'est à Dieu même que vous vous attaquez par vos plaintes.
De quelle manière il faut instruire les maîtres ou les valets.
Les mêmes avis qui conviennent au maîtres, ne conviennent pas toujours aux valets. Que les serviteurs ne perdent jamais la mémoire de la bassesse de leur condition, et que les maîtres se souviennent toujours qu'ils ne sont pas d'une autre nature que ceux qui les servent. II faut recommander aux valets de n'avoir point de mépris pour leurs maîtres, de peur d'offenser Dieu en s' opposant par un orgueil criminel à l'ordre qu'il a établi. Mais il faut en même temps représenter aux maîtres qu'ils abusent des bienfaits de Dieu, s'ils refusent de reconnaître pour leurs égaux ceux que le malheur de leur fortune a rangés sous leur domination.
Que les serviteurs se souviennent qu'ils sont obligés de servir leurs maîtres, mais que les autres se souviennent qu'ils sont aussi bien que leurs valets les serviteurs du souverain Maître. C'est aux premiers que ces paroles sont adressées : Serviteurs, obéissez, en tout à ceux qui sont vos maîtres selon la chair (Col 3,22). L'Apôtre dit dans un autre endroit: Que tous les serviteurs qui sont sous le joug de la servitude sachent qu'ils sont obligés de rendre toutes sortes d'honneurs à leurs maîtres, afin de n'être pas cause que le nom et la doctrine de Dieu soient exposés à la médisance des hommes (I Tm 6,1). Mais le même Apôtre fait souvenir les maîtres de leurs devoirs par ces paroles : Et vous, maîtres, témoignez de même de l'affection à vos serviteurs, ne les traitant point avec rudesse et avec menaces, sachant que vous avez les uns et les autres un maître commun dans le Ciel, qui n'aura point d'égard à la condition des personnes. (Eph 6,9)
Quelles instructions il faut donner aux sages selon le siècle, et aux personnes plus grossières.
Il ne faut pas observer la même méthode pour donner des instructions aux sages selon le siècle, et aux ignorants, il faut exhorter les premiers à mépriser ce qu'ils savent, et donner l'envie aux autres d'apprendre ce qu'ils ignorent. II faut tâcher de détruire dans les premiers les vaines idées et la présomption qu'ils ont de leur fausse sagesse, apprendre aux autres tout ce qu'on sait de la sagesse divine, autant qu'on est capable d'y atteindre en ce monde : la docilité de leur esprit et de leur coeur est une bonne disposition pour les rendre capables de cette sorte de connaissance.
Les Sages du monde ne peuvent rien faire plus sagement que changer leur sagesse en folie, c'est-à-dire, abandonner cette fausse sagesse du monde, et embrasser la sage folie de Dieu. Mais il faut aider les simples à se servir de cette simplicité que le monde regarde comme une folie et qui est cependant la voie la plus courte pour arriver à la véritable sagesse. C'est aux premiers que S. Paul disait : Si quelqu'un d'entre vous pense être sage selon le monde, qu'il devienne sou pour devenir sage (1Co 3,18). C'est des personnes simples qu'il parle quand il dit : Il y a peu de sages selon la chair, Dieu a choisi les moins sages selon le monde pour confondre les sages.
II faut employer les raisonnements pour convertir les Sages du siècle : les personnes simples sont plus aisément touchées par les exemples. II est à propos de confondre les premiers et de les réduire à l'impossibilité de prouver et de soutenir ce qu'ils avancent. C'est assez pour les simples de leur faire voir les exemples des gens de bien. Saint Paul, ce maître habile, qui se croyait redevable aux simples et aux sages, donnant des avis à ceux d'entre les hébreux qui avaient meilleure opinion de leur sagesse, et à d'autres qui n'avaient pas tant de lumières, confondit la sagesse des uns, lorsque leur prouvant que la nouvelle Loi devait abolir l'ancienne, il leur disait : Ce qui se passe et ce qui vieillit est proche de sa fin (Hb 8,18). Mais il ajoute dans la même épître, pour gagner quelques uns par de seuls exemples : Les Saints ont souffert les moqueries et les fouets, les chaînes et les prisons, ils ont été lapidés, ils ont été sciés, ils ont été éprouvés en toute manière, ils sont morts par le tranchant de l'épée (Hb 11,36). Le même Apôtre dit dans un autre endroit : Souvenez-vous de vos conducteurs, qui vous ont prêché la parole de Dieu, considérant quelle a été la fin de leur sainte vie, imitez leur foi (Hb 13,7). C'est ainsi qu'en usait S. Paul pour accabler les uns par la force de la raison et pour les obliger de céder à sa puissance victorieuse, mais pour engager les autres par une voie plus douce à la pratique des plus hautes vertus, il tachait de les y porter par des exemples.
De quelle manière il faut instruire des gens sans pudeur, ceux qui ont de la retenue et de la modestie.
Les personnes impudentes et effrontées ne doivent pas être confondues avec celles qui ont de la retenue et de la pudeur. II faut user de reproches aigres pour ramener à leur devoir des gens effrontés et impudents, au lieu qu'il ne faut employer que des paroles pleines de douceur pour
gagner les autres. Les premiers ne sauraient se résoudre à changer de conduite, que quand ils se voient accablés de réprimandes. Mais pourvu que leur Pasteur représente aux autres d'une manière douce et insinuante les fautes qu'ils ont faites, ils s'en abstiennent.
On ne gagne rien sur des esprits insolents, qu'en les traitant avec dureté et avec hauteur. Au contraire pour faire plus de fruit parmi des gens modestes et retenus, il suffit de leur faire remarquer en passant les choses qu'on veut leur reprocher. L'insolence du peuple Juif était extrême, aussi le Prophète Jérémie le reprenait d'une manière fort dure: Tu as le front d'une femme perdue, et tu as renoncé à toute honte (Jr 3,3).
Mais le voyant une autre fois pénétré de confusion, Isaïe le consolait avec des paroles plus douces : Vous ne vous ressouviendrez point de l'infamie de votre jeunesse, vous oublierez ['opprobre de votre veuvage, parce que celui qui vous a créé, veut lui-même être votre maître (Is 54,4). L'Apôtre fît des reproches fort amères aux Galates pour les punir de leur impudence: O Galates insensés, qui vous a ensorcelez ? Et plus bas : Êtes-vous si insensés qu'après avoir commencé par l'esprit, vous finissiez maintenant par la chair ? (Ga 3,1). II témoigne plus de compassion aux Philippiens qui paraissent confus et consternés de leurs fautes : ]'ai reçu une grande joie en notre Seigneur de ce qu'enfin vous avez repris les sentiments de charité que vous aviez pour moi, mais vous ne trouviez pas d'occasion de les témoigner (Ph 4,10). Les réprimandes vives et véhémentes qu'il faisait aux uns n'avaient point d'autre but que de leur faire connaître leurs égarements : mais il tâchait de retirer les autres de leur indolence par les paroles douces et caressantes qu'il leur disait.
Quelles instructions conviennent à des gens fiers et arrogants, et à des personnes plus timides.
Il ne faut pas se comporter de la même sorte envers ceux qui sont fiers et arrogants, et ceux qui sont plus timides et sujets à se décourager. Les uns qui sont rempli de présomption à la vue de leur propre mérite, n'ont d'ordinaire que du dédain et du mépris pour les autres. Le défaut des personnes timides, est de n'avoir pas assez, bonne opinion d'eux-mêmes et la connaissance qu'ils ont de leurs infirmités les porte quelquefois jusqu'au désespoir. Les premiers sont charmés de toutes leurs actions, et ils en font de grands éloges : les autres au contraire ont des sentiments trop bas d'eux-mêmes, qui les jettent dans une espèce d'abattement.
Un Pasteur qui veut faire quelques réprimandes à des personnes hautaines doit finement examiner toute leur conduite, afin de leur faire sentir que les choses mêmes dont ils s'applaudissent le plus sont désagréables à Dieu. C'est une manière sure et infaillible pour redresser les personnes fières, de leur faire apercevoir de défauts dans ce qu'ils croient avoir fait de mieux, afin qu'au lieu de la gloire et des applaudissements qu'ils se flattent d'avoir mérités, ils reçoivent une confusion qui leur soit salutaire.
Comme ils ne se connaissent pas toujours, et qu'ils ne croient pas être aussi arrogants qu'ils le sont en effet, le plus court chemin pour les obliger à convenir qu'ils sont tels qu'on le leur reproche, c'est de les convaincre de quel qu'autre vice plus sensible, afin que se voyant dans l'impossibilité de se défendre sur ce chapitre, ils avouent aussi qu'ils ont tort de vouloir se justifier mal-à-propos des reproches bien fondés qu'on leur fait en d'autres matières.
L'Apôtre S. Paul ayant remarqué que les Corinthiens se déchaînaient les uns contre les autres, en sorte que les uns disaient qu'ils étaient à Paul, les autres à Apollon, les autres à Céphas, les autres enfin à Jésus-Christ, pour leur faire mieux connaître l'injustice de ces partialités, leur reprocha un inceste qui avait été commis parmi eux, dont ils étaient obligés de convenir, parce que la chose était publique, sans qu'ils se fussent mis en peine d'expier un crime si horrible C'est un bruit public et constant qu'il y a de l'impureté parmi vous, et une impureté telle qu'on n'entend point dire qu'il s'en commette de semblable parmi les païens, jusques là que l'un d'entre vous abuse de la femme de son propre père et après cela vous êtes encore enflés d'orgueil, au lieu que vous auriez du être dans les pleurs, pour retrancher du milieu de vous celui qui a commis une action si honteuse (1Co 5,19). N'est-ce pas comme s'il leur disait ouvertement : Quelle est votre insolence, de vous vanter d'être les Disciples de celui-ci, ou de celui-là, puisqu'une négligence si criminelle fait assez connaître combien vous méritez peu que ces maîtres vous avouent et vous reconnaissent ?
Au contraire pour ramener à leur devoir des personnes timides, et qui manquent de courage, c'est une bonne méthode, lorsqu'en les reprenant de leurs fautes, on leur fait remarquer quelque bonne action qu'ils aient faite : l'aigreur de la réprimande qui pourrait les chagriner, en leur reprochant ce qu'ils ont fait de mal, est adoucie par les louanges qu'on leur donne, qui soutiennent leur faiblesse et leur manque de courage, au moment qu'on leur donne occasion de se chagriner, et de tomber dans abattement, en les reprenant de leurs fautes.
Les remontrances qu'on a à leur faire ne sont jamais plus utiles que lorsqu'on les y prépare, en les faisant souvenir de quelque bonne action qu'ils ont faite, et en ne leur parlant de ce qu'ils ont fait de mal, que par manière d'exhortation, pour les empêcher d'y tomber, sans faire semblant qu'on s'est aperçu qu'ils y sont tombé effectivement. L'approbation et les applaudissements qu'on donne à leurs bonnes actions, augmentent en eux le désir de mieux faire encore à l'avenir, et les bons avis qu'on leur donnera seront un bien meilleur effet, si l'on a soin de ménager leur pudeur, et de s'accommoder à leur faiblesse lorsqu'on les reprend de leurs fautes.
L'Apôtre s'étant aperçu que les Thessaloniciens étaient consternés par l'appréhension que la fin du monde ne fut fort proche, voyant aussi qu'ils étaient toujours fort attachés à la foi qu'on leur avait prêchée, releva ce qu'ils avaient de bon, et les loua de leur générosité pour les préparer aux avis qu'il avait envie de leur donner afin de fortifier leur faiblesse, et de les retirer de cet abattement où ils étaient. Voici de quelle manière il s'y prit : Nous devons, mes frères, rendre pour vous de continuelles actions de grâces à Dieu, et il est bien juste que nous le fassions puisque votre foi s'augmente de plus en plus, et que la charité que vous avez, les uns pour les autres prend toujours un nouvel accroissement, de sorte que nous nous glorifions en vous dans les Églises de Dieu, à cause de la patience et de la foi avec la quelle vous demeurez fermes dans toutes persécutions et afflictions qui vous arrivent (2Th 1,3). Après avoir fait un si bel éloge de leurs vertus et de la sainteté de leur vie, il ajoute: Or nous vous conjurons, mes frères, par l'avènement de Notre Seigneur Jésus-Christ, et par votre réunion avec lui, que vous ne vous laissiez pas légèrement ébranler dans votre premier sentiment, et que vous ne vous troubliez, pas en croyant sur la foi de quelque esprit prophétique, ou sur quelque discours, ou sur quelque lettre qu'on supposerait venir de nous, que le jour du Seigneur est prêt d'arriver ( Ibid. 2-1).
Ce saint Docteur pour mieux s'emparer de leur esprit, commence d'abord par les louanges qu'il fait de leur régularité et de leur foi, afin de les mieux disposer à recevoir ses réprimandes pour les empêcher de tomber dans le découragement dont il voulait les préserver. Comme il avait remarqué que la peur du Jugement dernier les avait fort ébranlés, il ne leur reproche pas à découvert qu'ils étaient saisis de cette crainte frivole, il fait semblant de l'ignorer, et il passe ce point sous silence : il parle comme s il ne savait pas ce qui s'était passé parmi eux, et il les exhorte de se précautionner à l'avenir contre une inquiétude si vaine, afin que la persuasion où ils étaient, que leur faute n'était pas venue à la connaissance de l'Apôtre les empêchât d'y tomber, parce qu'ils appréhendaient qu'il ne vint à le savoir.
Comme il faut instruire ceux qui s'impatientent, ou des personnes plus modérées.
La manière de reprendre les personnes qui se laissent aller à leurs emportements doit être différente de celle dont on use pour reprendre ceux qui sont plus maîtres d'eux-mêmes. II faut dire aux impatients que la négligence qu'ils ont à modérer les failles de leur esprit les précipite dans une infinité de désordres contre leur volonté, parce que cette impétuosité les emporte contre leur gré, et tandis que cet emportement dure, ils font des choses sans le savoir, dont ils se repentent quand ils sont revenus à eux-mêmes. Il est bon encore de leur faire savoir que lorsqu'ils se laissent entraîner à des mouvements si violents, ils font des choses, durant que la fureur les transporte, dont ils ne connaissent pas toute la gravité quand ils sont revenus à leur bon sens. S'ils ne résistent, cette impétuosité qui les transporte, le trouble où elle les jette les leur fait perdre tout le mérite des bonnes actions qu'ils avaient faite dans un état plus tranquille. Ils détruisent par cet emportement subit dont ils se laissent surprendre ce qu'ils avaient tâché d'établir par le travail de plusieurs années. La charité même qui est la source et l'âme de toutes les vertus, se peut perdre par l'impatiente car il est écrit : la charité est patiente (1Co 3,4), et par conséquent les vertus, dépouillées de patience, ne sont point animées de la charité. La science, qui est à proprement parler la nourrice des vertus, se perd aussi par l'impatience : le Sage a dit dans les Proverbes, qu'on reconnaît la science d'un homme par sa patience (Pr 19,11). Sur ce principe, on conclura qu'un homme est d'autant moins docte qu'il paraît moins patient : en effet un homme de ce tempérament n'est guère en état d'instruire les autres, puisqu'il n'est pas assez le maître de lui-même pour supporter les défauts d'autrui.
L'impatience est d'ordinaire un signe d'arrogance ou d'orgueil, parce que ceux qui ne peuvent souffrir qu'on les méprise dans ce monde, s'efforcent par toutes sortes de moyens de faire paraître les vertus cachées qu'ils peuvent avoir, de sorte que leur impatience est la cause de cette vaine ostentation. C'est pour cela que le Sage disait : Qu'un homme patient vaut mieux qu'un homme arrogant (Eccl 7,9). Parce qu'un homme doué d'une véritable patience aime mieux tout souffrir que de faire une vaine montre de ce qu'il peut avoir de bon, et que le monde ne connaît pas. Au contraire, un homme arrogant et plein de vanité aime mieux se vanter de ses bonnes qualités, et même de celles qu'il n'a pas, que de souffrir la moindre chose qui le blesse.
Dieu, pour nous faire comprendre qu'en perdant la patience on perd aussi le mérite de tout le bien qu'on a fait, ordonna au Prophète Ézéchiel de faire un creux sur l'Autel qu'on avait élevé à sa gloire, afin d'y conserver les holocaustes qu'on y offrait, car sans cette espèce de fosse le vent aurait pu dissiper tout ce qu'on aurait mis sur l'autel pour être offert en sacrifice. Cet autel est le symbole de l'âme juste, qui fait autant de sacrifices à Dieu que d'actions de piété. Cette fosse qui était sur l'autel désigne la patience des gens de bien, qui les dispose à souffrir avec résignation les choses les plus désagréables qui leur arrivent, et qui font voir l'âme dans une espèce d'abaissement, et comme dans une fosse profonde. Qu'on fasse donc un creux sur l'autel pour empêcher que le vent n'emporte la moindre chose du sacrifice. C'est-à-dire que les gens de bien aiment la patience, de peur que leur impatience, semblable à un vent impétueux, n'enlève les bonnes actions qu'ils ont faites, et ne leur en fasse perdre le mérite.
II est expressément marqué dans l'Écriture que cette fosse ne doit avoir qu'une coudée de profondeur, comme pour nous donner à entendre que celui qui ne perd point la patience garde la règle de l'union : c'est ce que S. Paul justifie par ces paroles : Portez, les fardeaux les uns des autres, et vous accomplirez ainsi la loi de Jésus-Christ (Ga 6,2). Cette loi n'est autre chose que la charité et l'amour de l'union : il n'y a que ceux qui ne s'emportent point, lorsqu'on leur rend de mauvais offices, qui gardent cette loi.
II faut faire souvenir de ce qui est écrit dans les Proverbes de ceux qui s'impatientent : Un homme patient vaut mieux que l'homme le plus robuste : celui qui est le maître de ses passions doit être préféré a celui qui emporte les villes (Pr 16,32). La prise d'une ville est une victoire moins considérable, parce que ces choses dont on se rend maîtres sont hors de nous. Mais ce qu'on emporte par la patience est bien d'un plus haut prix parce que, dans cette victoire, l'âme se surmonte elle-même, et se sert de la patience comme d'un frein pour se tenir dans des bornes raisonnables.
Que les personnes patientes écoutent ce que Jésus-Christ dit à ses élus: Vous possèderez vos âmes par la patience (Lc 21,19). Dieu en nous formant a disposé les choses en telle sorte que la raison gouverne l'âme comme l'âme gouverne le corps, mais l'âme perd tous les droits qu'elle a sur le corps, si elle ne se laisse conduire par la raison : de sorte que Dieu a voulu nous apprendre que la patience nous conserve toujours dans l'ordre de notre première condition, parce que c'est par elle que nous sommes les maîtres de tous nos mouvements. Ainsi par une raison contraire, on peut conclure que l'impatience est un vice considérable, puisqu'il nous fait déchoir de la possession de notre âme.
Enfin, que les personnes impatientes fassent réflexion sur ces paroles de Salomon: Le fou sait connaître tout le fond de son âme, mais le Sage attend et se retient (Pr 29,11).
L'impatience est cause que l'on montre tout ce que l'on a de plus caché dans le coeur, à cause du trouble et de l'émotion qu'elle y excite, et qu'elle empêche qu'il ne soit retenu par aucun principe de modération. Mais le Sage se retient, et attend au lendemain. Lorsqu'on l'offense ou qu'on lui fait quelque outrage, il ne cherche point à se venger sur le champ : il endure les affronts qu'on lui fait, et témoigne par la patience le désir qu'il a qu'on les pardonne, il attend, parce qu'il sait qu'au Jugement dernier Dieu rendra justice à tout le monde, et qu'il punira tous les crimes.
Il faut aussi remontrer aux personnes patientes, qu'en souffrant avec résignation et avec un esprit soumis le mal qu'on leur fait, ils ne doivent point nourrir d'aigreur ni d'amertume dans le coeur contre ceux qui les chagrinent, de crainte que ce poison secret ne corrompe le sacrifice d'une vertu aussi parfaite que l'est la patience, et qu'elle ne fasse perdre tout le mérite des maux qu'ils endurent, tandis qu'ils paraissent à l'extérieur faire à Dieu une entière offrande de leurs peines. Quoique les hommes ne connaissent nullement ces mouvements intérieurs, leur ressentiment n'en est pas moins criminel devant Dieu, au contraire leur chagrin est d'autant plus blâmable, qu'il est caché aux yeux des hommes sous le dehors d'une fausse vertu.
Ce sont les avis salutaires qu'il est bon de donner aux personnes patientes, afin qu'ils s'étudient à aimer ceux qu'ils sont obligés de souffrir, de crainte que si leur patience n'est soutenue par l'amour, cette vaine démonstration de patience dont ils se parent, ne les rende plus criminels que ne serait une haine déclarée. L'Apôtre, après avoir dit, que la charité est patiente, ajoute incontinent, qu'elle est douce, pour nous donner à entendre qu'il faut avoir assez de douceur pour aimer ceux que nous supportons avec patience. Le même saint docteur pour porter ses disciples à la patience, leur disait : Que toute aigreur, tout emportement, toute colère, toute crierie, toute médisance, et enfin que toute malice soit bannie d'entre vous (Ep 4,31). Après avoir fait mention de toutes les vertus nécessaires pour bien régler l'extérieur, il passe aux vertus extérieures, et il ajoute que toute malice soit bannie d'entre vous, parce qu'il serait fort inutile de s'abstenir de la médisance, de l'emportement, de la colère, si la malice qui est comme l'âme de ces vices dominait en nous. C'est en vain que l'on retranche les branches du mal, si l'on laisse la racine sans y toucher, qui en produira toujours de nouvelles. Pour obvier à cet inconvénient Jésus-Christ disait à ses disciples: Aimez, vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous haïssent, priez pour ceux qui vans persécutent et qui vous calomnient (Mt 5,44).
C'est une vertu à l'égard des hommes de souffrir patiemment ceux qui nous traversent, mais pour être vertueux aux yeux de Dieu, il faut les aimer, car le seul sacrifice qui puisse lui être agréable est celui que la charité allume. C'est aux personnes qui avaient effectivement de la patience, mais qui n'avaient pas encore d'amour, que Jésus-Christ adressait ce reproche : Comment voyez-vous- un fétu dans l'oeil de votre frère, et que vous ne vous apercevez pas d'une poutre qui est dans le vôtre ? Le trouble et l'agitation de la patience ressemble à un fétu, mais la malice qui se nourrit dans le coeur ressemble à la poutre qui crève l'oeil. La tentation comme un vent enlève ce fétu, et le fait voler de tous côtés, mais la malice consommée du coeur supporte cette poutre, et empêche qu'on en sente le poids. Voilà pourquoi le Fils de Dieu ajoute au même endroit : Hypocrite, ôtez, premièrement la poutre qui est dans votre oeil, et alors vous verrez, comment vous pourrez, ôter le fétu de l'oeil de votre frère. C'est comme s'il disait à un homme dont le coeur est pénétré de quelque ressentiment criminel, et qui affecte cependant de faire paraître dans sa patience des dehors de vertu, défaites-vous avant toutes choses de ce poids de malice, qui vous accable, alors vous songerez à reprendre les autres des impatiences légères que vous avez remarquées en eux : c'est un plus grand mal d'affecter cette fausse patience, et de souffrir comme vous faites, avec cette dissimulation les défauts des autres, que de se laisser aller à quelque petite impatience.
C'est encore un défaut assez ordinaire aux personnes patientes que dans le temps qu'on leur fait quelque outrage, ou qu'on leur dit des injures, ils n'en paraissent point touchés, et gardent avec beaucoup de circonspection tous les dehors, sans donner aucun signe d'impatience, et même sans blesser la délicatesse de leur conscience, mais dans la suite, lorsqu'ils font réflexion sur les mauvais offices qu'on leur a rendus, ils sont pénétrés d'une vive douleur et d'un violent désir de vengeance. Ils inventent de fausses raisons et des prétextes pour autoriser leur passion, ils se repentent de leur patience, et leur douceur se change dans une haine envenimée qui les porte à la vengeance.
Un pasteur ne peut pas inventer de remède plus prompt pour obvier à ce désordre, qu'en faisant connaître la cause d'un changement si étrange. L'ennemi du genre humain qui fait employer pour nous séduire, des artifices si subtils, attaque deux personnes en même temps, il pousse l'un à commencer la querelle et à dire des injures, il anime l'autre à se venger et à rendre la pareille. Mais il arrive souvent que le démon qui a triomphé de l'une de ces personnes en la provoquant à attaquer l'autre, à lui dire des paroles désobligeantes, est vaincu à son four par celui qui les supporte patiemment. Après avoir fait tomber l'un dans les pièges qu'il lui a tendus, il tourne toute son adresse et toute sa force contre l'autre, plein de rage de voir qu'il rend tous ses efforts inutiles, et qu'il résiste avec tant de générosité mais voyant qu'il ne peut aigrir son ressentiment dans le temps qu'on l'outrage, il cesse de l'attaquer à force ouverte, il attend une occasion plus favorable pour le séduire, il se contente de lui suggérer quelques mauvaises pensées, il tâche de lui inspirer de l'indignation et quelque secret dépit. Comme il n'a rien avancé en lui déclarant une guerre ouverte, il a recours à ses artifices cachés pour perdre celui qui l'a vaincu. II attaque son vainqueur, même durant le temps du repos, il rappelle dans son esprit le souvenir des torts qu'on lui a faits, il en grossit l'idée pour les faire paraître insupportables, il remplit son âme d'une profonde tristesse, de sorte que rougissant de sa patience passée, comme si elle devait le couvrir de honte, il se repent de ne s'être pas vengé, et de n'avoir pas repoussé les injures qu'on lui a dites, par des injures encore plus grandes, et cherche toutes les occasions de se satisfaire.
Les personnes de ce caractère ressemblent à ces conquérants, qui après avoir gagné en pleine campagne une grande bataille par leur courage, se laissent prendre ensuite dans une ville par leur négligence, et parce qu'ils ne se tiennent pas sur leurs gardes. Ne ressembleraient-ils pas encore à ceux qui ont pu résister aux attaques d'une violente maladie, et qui sont emportés par une petite fièvre dans laquelle ils sont tombés.
II faut avertir ceux qui ont souffert patiemment quelque grand outrage, de ne pas se prévaloir de leur victoire, afin qu'après avoir vaincu leur ennemi dans une guerre ouverte, ils ne se laissent pas vaincre à leur tour jusque dans leurs propres retranchements : il aurait d'autant plus de joie de triompher après avoir été vaincu, qu'il s'attaque avec plus d'opiniâtreté à combattre ceux qui lui ont résisté plus longtemps.
De quelle manière on doit instruire les envieux, et ceux qui veulent du bien à tout le monde.
Les envieux doivent être gouvernés autrement que ceux qui veulent du bien à tout le monde : il faut avertir les derniers qu'ils doivent tellement se réjouir du bien qui arrive aux autres, qu'ils en souhaitent aussi pour eux-mêmes, qu'ils louent avec affection les bonnes actions de leur prochain, mais qu'ils les multiplient en les imitant. Il ne faut pas qu'ils se contentent d'être spectateurs oisifs des bonnes oeuvres des autres, car s'ils épuisent toute leur ardeur et tout leur zèle à louer ceux qui combattent durant la vie présente qui est une guerre continuelle. Ils seront d'autant moins récompensés après ce combat, qu'ils auront plus négligé de combattre eux-mêmes à l'exemple des autres. Alors pénétrés d'une vive douleur, ils contempleront les palmes dont ils seront couronnés, parce qu'ils n'auront pas eu le courage de marcher sur leurs traces pour prendre part à leurs travaux. Nous sommes blâmables, si nous ne ressentons de la joie du bien que font les autres, mais nous ne méritons point de récompenses, si nous ne tâchons d'imiter selon notre pouvoir les belles actions que nous admirons en eux.
II faut donc avertir ceux qui sont portés à vouloir du bien à tout le monde, que s'ils n'ont nul empressement pour imiter le bien qu'ils voient faire aux autres, quoiqu'ils l'approuvent et qu'ils le louent, le plaisir qu'ils ont en voyant la sainteté d'autrui, est à peu près semblable au plaisir que ressentent ceux qui ont une folle passion pour les spectacles, et pour les jeux qui les amusent. Ils donnent de grands applaudissements à ceux qui représentent ces spectacles, mais cependant ils ne voudraient pas être à leur place, quoiqu'ils les comblent d'éloges : ils admirent l'adresse qu'ils ont fait paraître pour leur donner du plaisir par mille postures plaisantes et divertissantes, mais ils seraient fort fâchés d'être réduis à divertir les autres de la même manière.
Il est encore fort à propos de leur montrer que la vue des bonnes actions de leur prochain doit les faire rentrer en eux même, car ils ne doivent pas se contenter d'en être les témoins, ni établir dur cela leur confiance, s'ils ne pratiquent les même choses qu'ils louent dans les autres. Ceux qui n'auront pas voulu imiter ce qu'ils ont approuvé feront bien plus sévèrement punis au jour du Jugement.
Pour guérir les envieux, il faut tacher de leur faire comprendre l'étrange aveuglement de ceux qui sont retardés dans le chemin de la vertu, par le progrès que les autres y font et qui se chagrinent de la joie qu'ils font paraître. C'est être bien malheureux de devenir plus méchant, parce que les autres deviennent plus gens de bien et de ne pouvoir être témoin de leur succès, sans en concevoir une douleur criminelle qui cause la mort de leur âme.
Que peut-on imaginer de plus malheureux qu'un homme que le bonheur d'autrui pénètre d'une vive douleur par le chagrin dont il est tourmenté ? S'il avait de la complaisance pour les vertus qu'il voit pratiquer par aux autres, il se rendrait propre en quelque façon. Tous ceux que la même foi réunit, font entre eux ce que plusieurs membres font à l'égard du même corps. Leur fonction sont diverses à la vérité, mais les rapports qu'ils ont ensemble, et les secours mutuels qu'ils se rendent, font qu'ils sont comme s'ils n'étaient que la même chose. Voilà ce qui fait que le pied voit par l'oeil, et que les yeux marchent par le secours des pieds, que les oreilles sont utiles à la bouche, que la langue n'est pas inutile aux oreilles, que l'estomac est nécessaire aux mains, comme le secours des mains est nécessaire à l'estomac. Cette économie qui règne entre les diverses parties du corps humain, nous apprend quelles doivent être les dispositions des fidèles les uns envers les autres, puisqu'ils sont tous les membres d'un même corps. II serait bien honteux de ne pas suivre un exemple que la nature même nous apprend.
Les vertus que les autres pratiquent, et que nous ne saurions imiter, deviennent en quelque sorte notre bien, si nous en avons de la joie, de même que ceux qui aiment en nous les biens qui y sont, se les rendent propres. Que les envieux fassent réflexion combien la charité est puissante, puisqu'elle nous fait participer sans aucune peine aux bonnes oeuvres que les autres pratiquent avec beaucoup de peine et de travail. Il faut leur faire entendre que s'ils ne précautionnent contre la malignité de l'envie, ils deviennent par leur malice les compagnons de l'ancien et artificieux ennemi des hommes, dont l'Écriture dit : C'est par l'envie du Diable que la mort est entrée dans le monde (Sg 2,14). Car comme cet esprit malin a été banni du Ciel par sa faute, pour s'en venger, il porte une envie envenimée à l'homme que Dieu a créé pour en jouir, de sorte que ne se contentant pas de se perdre lui-même, il veut encore avoir des compagnons de son malheur pour mettre le comble à sa damnation.
II faut tâcher de faire concevoir aux personnes envieuses à quels désordres elles s'exposent, si elles négligent d'arrêter le cours d'une si funeste passion, si elles s'abandonnent aux crimes qu'elle leur suggère. Si Caïn n'eût pas été piqué de jalousie, à cause que le sacrifice de son frère Abel avait été agréable à Dieu, il n'eût jamais conçu le barbare destin de massacrer son frère, c'est ce que l'Écriture nous donne à entendre par ces paroles : Dieu jeta les yeux sur Abel, et sur le sacrifice qu'il offrait, mais il détourna ses yeux de Caïn et de son sacrifice. Caïn en conçut tant de douleur, que son visage en devint tout abattu (Gn 4,5). La jalousie qu'il eut du sacrifice de son frère, lui fit naître le désir de le tuer, il ne put souffrir sur la terre un homme qui avait plus de vertu et plus de piété que lui.
C'est encore un bon avis à leur donner, que la malignité de l'envie empoisonne toutes les vertus intérieures qu'ils peuvent avoir, et qu'elle leur en fait perdre tout le mérite. C'est ce que dit le Sage dans les Proverbes : La bonne disposition du coeur fait la santé de tout le corps, l'envie fait pourrir jusqu'aux os (Pr 14,30). La chair est la figure de ce qu'il y a de faible et de tendre, les os signifient ce qu'il y a de plus fort et de plus mâle dans nos actions. Quelques-uns, malgré l'innocence de leur coeur, sont quelquefois soupçonnés de faiblesse, et d'autres au contraire, dont les actions sont admirées de tout le monde, et paraissent héroïques, sont dévorés par une envie secrète qui les ronge, et qui leur fait regarder avec douleur le bien que font les autres : ainsi le Sage eut raison de dire que la chair est saine quand le coeur est sain, parce que quand on a soin de conserver son coeur dans l'innocence, ce qui paraît faible et de peu de valeur au-dehors, peut être ferme et d'un grand prix. Au contraire, l'envie est capable de faire pourrir jusqu'aux os, parce que la malignité de cette passion est cause que des actions qui paraissent louables et héroïques aux yeux des hommes, sont réprouvées de Dieu, devant qui elles n'ont ni force, ni mérite. Car cette pourriture des os causée par l'envie, signifie la ruine des actions les plus vertueuses et les plus fortes.
De quelle manière il faut instruire les personnes simples et sincères, et celles qui sont doubles et dissimulées.
Les personnes simples et sincères se gouvernent autrement que les âmes doubles et dissimulées : on doit louer les uns du soin qu'ils ont de ne dire jamais rien de faux, mais il faut les avertir qu'il n'est pas toujours à propos de dire tout ce qu'on fait de vrai. Comme le mensonge fait souvent de mauvaises affaires aux menteurs, il arrive aussi quelquefois que la vérité même est nuisible à ceux qui l'écoutent. Le Sauveur du monde, en instruisant ses disciples, leur cachait souvent de certaines choses qu'il n'était nullement à propos qu'ils sussent : J'ai encore beaucoup de choses à vous dire, mais vous n'en êtes pas maintenant capables (Jn 16,12). II faut donc avertir les personnes simples et sincères que s'il est de leur intérêt d'éviter toute sorte de mensonges, ils doivent aussi avoir soin de bien choisir leur temps pour dire la vérité : la simplicité doit être accompagnée de prudence, afin qu'ils soient eux-mêmes en repos, et qu'ils ne paraissent pas indiscrets aux autres. C'est ce qui a fait dire à S. Paul, en écrivant aux Romains : Je désire que vous soyez, sages dans le bien, et simples dans le mal (Rm 16,19). Jésus-Christ donnait le même avis à ses disciples, lorsqu'il leur disait : Soyez, prudents comme des serpents et simples comme des colombes (Mt 10,16). La finesse du serpent est bonne pour aiguiser la simplicité de la colombe, mais il faut aussi que la simplicité de l'une tempère la trop grande prudence de l'autre : voilà le tempérament qui convient aux élus, de crainte que se laissant séduire par une fausse nécessité de paraître prudents, ils n'usent de trop de raffinements, ou que pour être trop simples ils n'agissent pas selon toutes les règles de la prudence.
Au contraire, il faut faire comprendre aux personnes doubles et dissimulées combien est inutile la peine qu'ils se donnent par leur dissimulation, qui les rend criminels devant Dieu. La crainte qu'ils ont d'être repris des fautes qu'ils ont commises les engage à user de détours, et à inventer de fausses excuses, ils sont travaillés perpétuellement par des soupçons qui leur causent de grandes inquiétudes. La sincérité est la plus sûre voie pour se bien défendre, car il n'y a rien de plus aisé que de dire la vérité. Au lieu que quand on veut soutenir une fausseté, on sent dans son coeur une espèce de répugnance qui fait de la peine, selon ce que dit le Prophète, que la fin qu'ils se proposent par leurs détours, et que le venin de leurs mauvaises paroles ne font de mal qu'à eux-mêmes. Cette peine qui les embarrasse maintenant les accablera dans un autre temps : après leur avoir causé de légères inquiétudes pendant la vie, elle les exposera après la mort à des supplices rigoureux, qui seront la punition de leurs fautes. C'est ce que le Prophète Jérémie nous apprend, lorsqu'il dit : Ils ont instruit leur langue à faire des mensonges, et ils se sont donné bien de la peine pour faire du mal (Jr 9,5). C'est comme si le Prophète disait : il n'eût pas fallu tant se tourmenter pour défendre la vérité, ils aiment mieux se donner beaucoup de peine pour pécher en blessant la vérité. Une conduite simple et aisée les sauverait, les embarras et les inquiétudes de leur duplicité les perdent. Lorsqu'on les surprend en faute, ils ont recours a l'artifice pour se déguiser, et pour empêcher qu'on ne les connaisse, ils se cachent à l'ombre de leurs déguisements, et quand même leur crime est connu de tout le monde, ils cherchent toutes sortes de moyens pour se disculper. De sorte que ceux qui tâchent de les faire rentrer dans leur devoir, éblouis par leur dissimulation, qui est comme une espèce de nuage dont leurs actions sont enveloppées, ne savent plus à quoi s'en tenir et commencent à douter de ce qu'ils croient savoir avec toute certitude.
Le Prophète Isaïe dépeignant sous le nom de la Judée une âme pécheresse qui cherche des couleurs à pallier son crime, disait : Le hérisson a trouvé en elle un trou pour se cacher (Is 14,15). Cet animal est le symbole des personnes dissimulées, qui ont recours aux ruses pour pallier leurs intentions, et pour empêcher qu'on ne les pénètre. Quand on surprend un hérisson, on lui voit la tête, les pieds, et tout le corps, mais si l'on veut mettre la main dessus, il se ramasse en forme de boule, il retire ses pieds, on ne lui voit plus de tête, il se perd, pour ainsi dire, entre les mains de celui qui le prend, et quoiqu'il le vît distinctement avant de l'approcher, quand il veut s'en saisir il se dérobe à sa vue.
C'est ainsi que les personnes dissimulées se cachent quand on les surprend dans quelque crime : on voit la tête du hérisson, c'est-à-dire que l'on découvre les commencements de la faute que le pécheur a faite, on voit aussi ses pieds, c'est-à-dire les démarches du pécheur, et la route qu'il a tenue. Mais comme ce pécheur est un fourbe, et qu'il a l'esprit double, il retire ses pieds au-dedans comme fait le hérisson, parce qu'il tâche de dérober au monde la connaissance de son péché, il retire la tête, parce qu'il invente mille fausses excuses, pour faire accroire qu'il n'a pas eu seulement la pensée de faire ce qu'on lui reproche. Il est comme une boule entre les mains de celui qui le tient, parce que celui qui veut lui faire des remontrances peux le ramener à son devoir, perd la piste des choses qu'il croyait savoir certainement, d'autant que le pécheur se ramasse et s'enveloppe dans lui-même, pour se cacher aux yeux de ceux qui l'examinent, et qui sont tellement surpris par le faux éclat des excuses dont on les éblouit, qu'ils perdent de vue les désordres auxquels ils voulaient remédier.
II est donc vrai de dire que le Hérisson fait sa retraite dans l'âme des personnes doubles et dissimulées, qui se cachent à l'ombre des fausses excuses qu'elles inventent pour se justifier, et pour en dérober la connaissance à ceux qui tâchent de les redresser par les avis salutaires qu'ils leur donnent. Que les personnes de ce caractère fassent réflexion sur cette maxime des Proverbes : Celui dont la conduite est sincère marche en assurance (Pr 10,9). En effet ceux qui ont un procédé franc et sincère, sont en sûreté et en repos : qu'ils pensent encore à ce que dit le Sage, que le Saint Esprit qui aime l'ordre, hait la dissimulation. II est marqué dans les Proverbes, que Dieu prend plaisir à s'entretenir avec les âmes simples et sincères. Dieu s'entretient avec les hommes lorsqu'il les remplit de ses lumières, et qu'il leur révèle ses secrets, le Sage veut nous donner à entendre que Dieu s'entretient avec les âmes simples, parce que ce sont elles à qui il découvre ses plus sublimes mystères, pour les récompenser de leur procédé naïf et sincère, et de l'aversion qu'elles ont de la duplicité.
II y a deux inconvénients dans la duplicité, car les personnes de ce caractère, lorsqu'elles trompent les autres par leurs mauvaises finesses, se flattent de les surpasser par leur prudence, et se glorifient de leur fausse subtilité. Et comme ils ne font nulle réflexion sur la sévérité des jugements de Dieu, où ces choses seront rigoureusement examinées, ils sont assez déraisonnables pour se réjouir de ce qui doit servir à leur condamnation, qu'ils écoutent la menace que leur fait le Prophète Sophonie : Le grand et terrible jour du Seigneur approche : ce sera un jour de colère, un jour de ténèbres et d'obscurités, un jour de nuages et de tempêtes, un jour de tumulte et de bruit, qui se fera entendre à toutes les Villes sortes et à tous les coins élevés (Soph 1,14).
Qu'est-ce que le Prophète veut entendre sous le nom de Villes fortes ? Si ce n'est que esprits doubles, toujours pleins d'artifices et de détours, dont ils sont pour ainsi dire environnés, comme une Ville est entourée de fortifications, quand on se met en devoir de leur faire des réprimandes, les traits de la vérité ne pénètrent point jusqu'à eux. Par les coins élevés, le Prophète nous désigne les coeurs doubles parce que les deux murailles se rencontrent dans les angles d'un édifice. Les âmes doubles qui ne peuvent souffrir l'air simple de la vérité, se replient, si l'on peut parler de la sorte, en elles-mêmes par leur duplicité criminelle. Mais ce qui est en cela de plus déplorable, cette fausse prudence et ce manque de sincérité leur donne de la vanité et de la complaisance.
Le jour du Seigneur qui sera un jour de punitions et de vengeances, accablera ces Villes fortes et ces angles élevés, parce que la colère que Dieu fera paraître au jour du jugement, dissipera tous ces vains prétextes, dont les coeurs des personnes doubles sont comme environnés pour se défendre contre la vérité. Alors les Villes les mieux munies et les mieux fortifiées tomberont en ruine, parce que les âmes qui seront demeurées impénétrables aux rayons de la vérité que Dieu aura tâché de leur faire connaître, seront réprouvées. Alors les angles élevés seront renversés, c'est-à-dire, que ceux qui s'applaudissent de leur duplicité, et qui se glorifient d'une fausse prudence, seront précipités dans l'abîme du malheur pat un arrêt de la Justice divine.
De quelle manière il faut instruire ceux qui jouissent d'une santé parfaite et les malades.
Il faut proportionner les remontrances aux dispositions des gens qu'on veut instruire, et prendre garde s'ils se portent bien, ou s'ils sont infirmes. II faut représenter à ceux qui ont une santé forte, qu'ils sont obligés d'en faire un bon usage pour se sanctifier, car s'ils en abusent et s'ils s'en servent comme d'un instrument de leurs débauches, la grâce que Dieu leur a faite les rendra plus criminels, de sorte qu'ils en seront punis bien plus rigoureusement, parce qu'ils auront abusé d'un bienfait si estimable. II faut les exhorter à ne point négliger une occasion si avantageuse de travailler efficacement à leur salut, en leur répétant souvent ces paroles de l'Apôtre : Voici maintenant le temps favorable, voici le jour du salut (2Co 6,2). S'ils refusent l'occasion de se bien mettre avec Dieu, quand ils le pourraient si aisément, ils le voudront peut-être trop tard dans un autre temps.
Nous apprenons par les Proverbes que la Sagesse abandonne enfin ceux qu'elle a longtemps appelés, et qui ont toujours résisté à ses inspirations : Je vous ai appelé et vous n'avez, pas voulu venir, je vous ai tendu les bras, et personne n'a jeté les yeux sur moi : vous avez méprisé tous mes avis, et vous n' avez fait aucun état de mes remontrances, mais je me rirai à mon tour de vos malheurs, et je me moquerai de vous lorsque le mal que vous appréhendez davantage vous sera arrivé (Pr 12,9). On voit un peu après : Alors ils m'appelleront à leur secours, mais je ne les écouterai pas, ils se lèveront du matin pour me chercher, mais ils ne me trouveront point. Quand on ne le sert point de la santé du corps pour faire de bonnes oeuvres, après l'avoir perdue, on en connaît l'utilité. Alors on fait des plaintes inutiles, et c'est en vain que l'on souhaite sur la fin de sa vie de la recouvrer, puisque pendant le temps qu'on en jouissait on a négligé d'en retirer tous les avantages qu'on eût pu.
C'est sur cela que Salomon a dit avec beaucoup de raison: N abandonnez, pas votre honneur à des étrangers, ni vos jeunes années à un tyran, de crainte qui ces étrangers ne jouissent du fuit de vos travaux, et que vous n'ayez le regret d'avoir perdu tant de peines et usé inutilement vos forces et votre santé (Pr 6,9). Qui sont les étrangers dont parle le Sage, si ce n'est les démons qui ont été châtiés du Ciel pour toujours ? Notre plus grande gloire est d'avoir été fait à l'image et à la ressemblance de notre Créateur, quoique nous n'ayons été formés que de boue. Le tyran est cet ange apostat qui a péri par son orgueil, et qui après s'être perdu lui-même si malheureusement, n'a rien épargné pour entraîner les hommes dans son malheur. Un homme abandonne son honneur à des étrangers, lequel étant créé à l'image de Dieu, passe route sa vie dans la puissance des plaisirs infâmes, que les malins esprits lui sollicitent de prendre. Celui-là aussi donne ses jeunes années à un tyran qui emploie à faire la volonté du démon, qui est un usurpateur, tout le temps que Dieu lui avait donné pour travailler a son salut, voila pourquoi le Sage a ajouté à la fin du passage : de crainte que les étrangers ne jouissent du fuit de vos travaux.
Car quiconque emploie la santé, et les talents de son esprit pour se faciliter les chemins du vice, au lieu de s'en servir comme des moyens propres à pratiquer toutes sortes de vertus, a plutôt soin d'accommoder la maison des étrangers que la sienne propre : c'est-à-dire, qu'il travaille les autres vices, il augmente le nombre de ceux qui se sont perdus. Le Sage dit encore au même endroit : De crainte que vous ne soyez réduit aux larmes, quand vous aurez consumé inutilement votre vie et vos forces (Pr 77,38). On perd souvent la santé par les débauches : le corps s'affaiblit, et se trouve accablé d'infirmités. Lorsque l'âme se voie contrainte malgré elle d'en sortir, on souhaite alors de recouvrer la santé, comme si l'on était effectivement dans la résolution d'en faire un meilleur usage. On a regret alors de ce qu'on a négligé de servir Dieu, quand on ne peut plus rien faire pour réparer une négligence si criminelle. Mais il n'est plus temps d'avoir ces repentirs. C'est ce qui a fait dire au Prophète: Quand il leur ôtait la vie, ils commençaient à le rechercher, et ils retournaient vers lui.
Pour ce qui regarde les malades, il faut les faire souvenir que leurs infirmités sont des marques que Dieu les aime plus particulièrement, à mesure qu'il les châtie davantage. Il n'emploierait pas un moyen si violent pour les instruire, s'il n'était dans la résolution de leur donner l'héritage du Ciel, après les avoir punis, c'est ce que le Seigneur fit entendre à S. Jean par ces paroles : Je reprends, je châtie ceux que j'aime (Ap 3,9). II est encore écrit dans les Proverbes : Mon fils, n'appréhendez, pas les corrections du Seigneur, et ne vous lassez point d'entendre ses remontrances, car le Seigneur châtie celui qu'il aime, et il corrige celui qu'il prend pour son enfant (Pr 3,11). Le Psalmiste disait aussi à ce propos : Les justes sont persécutés sur la terre en diverses manières, mais ne sait-on pas que le Seigneur est leur libérateur ? (Ps 33,20). Job dans l'excès de sa douleur s'écriait: Quand je serais innocent, je ne pourrais pas seulement lever la tête, accablé comme je le suis de misères et de chagrins (Jb 7,15).
II faut donc faire souvenir les infirmes que s'ils sont bien persuadés que le Ciel est leur patrie, il est nécessaire de souffrir en cette vie qui est comme une terre étrangère à leur égard. Les pierres qui devaient être employées à bâtir le Temple de Jérusalem furent taillées au dehors, sans qu'on fût interrompu par le bruit des marteaux : pour nous donner à entendre qu'étant hors de notre patrie, tandis que nous vivons sur la terre, nous devons être disposés par les afflictions, afin de pouvoir entrer dans l'édifice de ce Temple éternel, après que Dieu aura retranché par les malheurs qu'il nous envoie, tout ce qui est en nous de superflu, et après que les peines, dont Dieu nous afflige maintenant, nous auront mis en état d'être partie de cet édifice mystérieux, la charité sera comme le ciment qui nous liera les uns aux autres.
II faut avertir les malades de faire réflexion combien de peines et de travaux souffrent les gens du monde pour les biens de la terre, qu'ils recherchent avec tant d'empressement. De sorte que les châtiments de Dieu les plus sévères ne doivent point nous paraître rudes, puisqu'ils nous servent a acquérir un héritage que l'on ne pourra jamais perdre, et qu'ils nous préservent des supplices éternels. C'est dans cette pensée que l'Apôtre disait : Que si nous avons eu du respect pour les pères de notre corps, lorsqu'ils nous ont châtiés, combien devons-nous avoir plus de soumission pour celui qui est le père des esprits, afin de recevoir de lui la vraie vie ? Car quant à nos pères, ils nous châtiaient comme il leur plaisait, afin de nous régler pour cette vie qui dure si peu, mais Dieu nous, châtie pour notre bien, afin de nous rendre participant de sa sainteté (He 12,9).
Que les malades considèrent attentivement de quelle utilité les peines du corps sont pour procurer la santé de l'âme, puisqu'elles la font rentrer en elle-même, pour mieux connaître ses faiblesses, au lieu que sa santé est souvent cause qu'elle les oublie. L'esprit qui s'élevait au-dessus de soi, par une vanité mal fondée, est forcé de reconnaître la misère de sa condition par les maux qu'il souffre dans son corps. C'est ce qui est représenté par le retardement du voyage de Balaam, si toutefois ce Prophète eût voulu se rendre obéissant aux ordres de Dieu. II s'était mis en chemin pour exécuter un dessein qu'il avait projeté, mais l'ânesse sur laquelle il était monté l'en empêcha. Cet animal s'arrêta, parce qu'il voyait un Ange qui l'empêchait d'avancer, quoique le Prophète même ne le vît point. Quand la chair est domptée par la douleur, elle fait apercevoir à l'âme la main de Dieu qui la châtie, à quoi l'âme, quoiqu'elle soit au-dessus du corps, ne faisait nulle réflexion. L'attachement qu'elle a aux choses du monde, fait qu'elle poursuit vivement ses entreprises, et elle ne discontinuerait point, si la chair ne lui faisait apercevoir cette main invisible qui l'arrête.
Saint Pierre, en parlant du Prophète Balaam, dit : Qu'il sut repris de son injuste dessein par une ânesse muette, qui parla dune voix humaine, ayant réprimé la folie de ce Prophète (2Pi 2,16). La chair ressemble en quelque manière à cette ânesse muette qui fait des leçons à un homme insensé ; en effet, un corps accablé de maladies fait naître des sentiments d'humilité dans une âme hautaine, qui est forcée de reconnaître sa faiblesse. Balaam ne profita point de cet avertissement, parce qu'ayant formé le dessein de maudire le peuple de Dieu, il ne changea point de résolution, quoiqu'il changeât de langage.
II est encore bon de faire souvenir les malades, que les maux qu'ils endurent serrent à effacer les crimes qu'ils ont commis, et que ce sont des préservatifs pour les empêcher d'en commettre de nouveaux. Les maux extérieurs qui affligent le corps disposent l'âme à la pénitence, et lui sont des blessures salutaires, selon cette expression des Proverbes : La douleur et la meurtris d'une plaie en ôte le mal, et il faisait une plaie au-dedans du ventre (Pr 20,30). C'est-à-dire, que les châtiments dont Dieu punie nos fautes, effacent l'iniquité des crimes que nous avons commis par nos pensées, ou par nos actions. L'Écriture désigne souvent l'esprit par le terme de ventre, car comme c'est l'estomac qui est dans le ventre, qui reçoit et qui digère les aliments, de même c'est l'esprit qui digère les chagrins. C'est ce qui a fait dire au Sage que l'âme qui fait respirer l'homme est une lumière que lui a donnée le Seigneur, et que cette lumière pénètre ce qu'il y a de plus caché dans le ventre. C'est comme s'il disait : lorsque Dieu donne à l'homme sa lumière, elle l'aide à se connaître lui-même, mais avant que le Saint Esprit l'éclaire, son esprit n'est remplit que de ténèbres, qui l'empêchent d'apercevoir ses mauvaises pensées.
La meurtrissure de la plaie en apaise la douleur, et alors il se forme une plaie au-dedans du ventre. Ces paroles mystérieuses nous donnent à entendre, que les maux extérieurs dont nous sommes affligés nous rappellent le souvenir de nos crimes, et nous remplient d'amertume, en nous mettant devant les yeux tous les péchés que nous avons commis. La douleur que nos maladies et nos infirmités nous causent au dehors est une bonne disposition pour nous faire concevoir une vive douleur de nos dérèglements. Et cette douleur intérieure de l'âme nous purifie d'autant plus, que la douleur extérieure du corps est plus sensible. Plus notre coeur est touché de regret, plus il est en état de guérir les plaies que nos péchés nous ont faites.
Pour engager les malades à souffrir plus patiemment les maux dont Dieu les afflige, il faut qu'ils fassent de perpétuelles réflexions sur les mauvais traitements que Jésus-Christ a soufferts de la part des hommes qu'il avait créés, les opprobres et les calomnies dont on a voulu le déshonorer, les soufflets et les insultes qu'il a reçues de la part des soldats, lui qui retire tous les jours des mains de l'ancien ennemi les âmes qu'il tient captives. II n'a point détourné le visage pour se garantir des crachats dont ces insolents le couvraient, lui qui lave nos péchés dans les eaux salutaires du Baptême. II a souffert les coups de fouets sans se plaindre, lui qui nous délivre par sa grâce des supplices éternels. De combien de soufflets lui a-t-on défiguré le visage ? Et pour en récompenser ses bourreaux, il est prêt de les mettre au rang des anges : il a permis que sa tête fut couronnée d'épines, lui qui nous garantit des épines et des piqûres de nos péchés. Il nous prépare des délices éternels, et il a bien voulu dans l'ardeur de sa soif boire du vinaigre et du fief. Quoiqu'il fût égal à son Père, cependant il a bien voulu l'adorer, mais lorsque les soldats l'adoraient par dérision, il ne s'est point plaint des insultes : pour donner la vie aux morts, il s'est lui-même condamné à une mort honteuse. Comment pourrait-on après cela trouver étrange que Dieu châtie les hommes des crimes qu'ils commettent, puisque le Fils de Dieu a souffert tant d'outrages de la part des hommes, quoiqu'il les eût comblés de bienfaits ? Si l'on en juge sainement, ne doit-on pas regarder les afflictions comme des faveurs, et ne doit-on pas remercier Dieu, comme d'une grâce qu'il nous fait, quand il nous châtie pour nos péchés, puisque Jésus-Christ, tout innocent qu'il était, n'a point voulu sortir de cette vie, qu'après avoir passé par toutes sortes d'épreuves, et souffris tous les maux imaginables?
De quelle manière il faut instruire ceux qui craignent les châtiments, et ceux que leur endurcissement rend incorrigibles.
On voie des gens qui ne s'acquitterait de leur devoir, que parce qu'ils craignent les châtiments : on en voit d'autres qui se sont tellement endurcis dans le vice, que les punitions n'ont pas la force de les ramener à leur devoir, comme ces deux caractères sont fort opposés, il faut aussi leur faire des remontrances toutes différentes, car il faut remontrer à ceux qui craignent les châtiments, et que cette crainte retient dans leur devoir, qu'ils ne doivent pas faire grand fonds sur les biens temporels, ni les regarder comme des choses fort considérables, puisque souvent les plus vicieux en sont les mieux partagés et qu'ils ne regardent pas les calamités comme des malheurs insupportables, puisqu'ils savent par expérience que les plus gens de bien sont souvent les plus malheureux.
S'ils veulent effectivement être affranchis des véritables maux, qu'ils craignent les supplices éternels, mais que cependant ils ne s'arrêtent pas à la crainte de ces peines, mais que se nourrissant de la charité, ils agissent par les motifs d'un parfait amour, car il est écrit : Que la charité parfaite chasse la crainte (1Jn 4,13). S. Paul ajoute dans l'Epître aux Romains qu'ils n'ont pas reçu l'esprit de servitude pour vivre encore dans la crainte, mais qu'ils ont reçu l'esprit d'adoption des enfants de Dieu par lequel nous crions, mon père, mon père (Rm 8,15). Le même Docteur dit encore dans un autre endroit, qu' où est l Esprit du Seigneur, là est aussi la liberté (1Co 3,17).
Si la seule appréhension de la peine nous empêche de faire le mal, il est hors de doute que nous n'avons point l'esprit de liberté, puisque s'il n'y avait point de châtiments à appréhender, nous nous abandonnerions au crime. Une âme que la crainte retient dans une espèce de servitude, n'a point encore senti la grâce de la liberté. La vertu est aimable par elle-même, ce n'est point par un motif servile que nous devons nous porter à faire le bien. Celui qui ne s'engage à la pratique des bonnes oeuvres que par la crainte des tourments fait assez connaître qu'il voudrait effectivement qu'il n'y eût point de peines à craindre, afin qu'il put impunément faire le mal qu'on lui défend. II est plus clair que le jour que les gens qui raisonnent de la sorte sont criminels devant Dieu, puisque le seul désir de commettre le péché rend l'homme coupable à ses yeux.
A l'égard de ceux qui sont tellement endurcis dans le vice, que les châtiments n'ont pas la force de les en retirer, il faut leur faire des reproches d'autant plus aigres, que leur endurcissement les a rendus plus insensibles : il est quelquefois à propos pour les retirer de cet assoupissement de les traiter avec mépris, quoique dans le fond on ne les méprise pas : il faut leur faire entendre qu'ils sont perdus sans ressource, quoiqu'on ne désespère pas encore de leur salut afin qu'en leur témoignant qu'on en désespère, on les remplisse d'une crainte salutaire, mais leur faisant à propos des instructions utiles, on pourra leur redonner de l'espérance.
Afin que ces instructions fassent leur effet, il faut rappeler à leur mémoire la sévérité des jugements de Dieu, et les sentences sévères qu'Il a prononcées dans l'Écriture, pour faire rentrer les pécheurs dans leur devoir par la crainte des châtiments dont ils sont menacés. II faut leur faire entendre que ce passage des Proverbes les regarde : Quand on pilerait un fou dans un mortier aussi rudement qu'on pourrait faire de l'orge, ce traitement ne serait point capable de le faire revenir de sa folie (Pr 27,22). C'est de ces sortes de gens que le Prophète se plaint, lorsqu'il dit à Dieu : Vous avez brisés, et cependant ils n'ont pas voulu recevoir vos corrections (Jr 31,3). C'est à ces mêmes personnes que Dieu faisait ce reproche : J'ai fait périr et j'ai exterminé ce peuple et cependant il n'a point voulu changer de vie (Is 9,14). Et dans un autre endroit : ce peuple n'a pas voulu retourner vert celui qui frappait. Le Prophète Jérémie, parlant au nom de ceux qui corrigent et châtient les peuples, faisait cette plainte : Nous n'avons rien négligé pour guérir Babylone, et néanmoins elle n'a point été guérie (Jr 51,9). Quelques remèdes qu'on emploie pour guérir Babylone, elle n'en est pas mieux c'est-à-dire, que quoiqu'on réduise une âme à avoir de la confusion de son péché, à écouter les remontrances qu'on lui fait, cependant elle ne veut point y renoncer pour rentrer dans son devoir.
On pourrait lui faire les mêmes reproches que Dieu faisait à son peuple qui demeurait toujours endurci dans le vice durant sa captivité de Babylone. La maison d'Israël s'est changée pour moi en écume, tous ces peuples sont devenus de l'airain, de l'étain, du fer et du plomb, au milieu de la fournaise où je les ai jetés. C'est comme s'il disait : j'ai voulu les purifier en les faisant passer par le feu de la tribulation, j'ai tâché d'en faire de l'or ou de l'argent, cependant quand ils ont été dans la fournaise, ils sont devenus de l'airain, de l'étain, du fer et du plomb, au milieu même de leurs malheurs, bien loin de se porter à la vertu, ils se sont abandonnés à toutes fortes de vices.
L'airain est de tous les métaux celui qui fait le plus de bruit, quand on le touche, ceux donc qui au lieu de profiter des persécutions, en les souffrant patiemment, ne font que murmurer, ressemblent à l'airain dans la fournaise. L'étain bien préparé et façonné, a quelque rapport avec l'argent, ainsi ceux qui usent de dissimulation et d'hypocrisie durant la persécution, ressemblent à l'étain. Ceux qui dressent des embûches à la vie de leur prochain emploient souvent le fer, ainsi le fer est le symbole de ceux qui ne chantent point durant la tribulation le désir de nuire aux autres. Le plomb est le plus pesant de tous les métaux, l'on est changé en plomb dans la fournaise, lorsque l'on est tellement appesanti par le poids de ses péchés, que les plus grands malheurs qui surviennent n'ont pas la force de nous détacher de la terre, et d'élever nos pensées.
C'est ce qui a fait dire au prophète Ézéchiel : On a bien pris de la peine, mais quelque chose qu'on ait pu faire, il d été impossible d'en ôter la rouille, non pas même par le feu (Ez 24,10). Dieu se sert de la tribulation comme d'un feu pour ôter la rouille de nos vices, mais ce remède est inutile lorsque nous n'en sommes pas moins vicieux, quelques disgrâces qui nous arrivent. C'est ce que le Prophète Jérémie a exprimé en ces termes : Le fondeur a soufflé en vain, car leur malice n'a point été consumée (Jr 6,29).
II est quelquefois à propos de faire des réprimandes douces à ceux qui s'endurcissent dans leurs malheurs, et qui deviennent incorrigibles. Car il arrive quelquefois que ceux qui n'ont pu être ramenés à leur devoir par les châtiments, y rentrent par la douceur et par les paroles caressantes dont on les flatte. Comme nous voyons qu'un peu d'eau tiède rend la santé à des gens qui n'avaient pu être guéris par des remèdes plus forts. Un peu d'huile ferme certaines plaies qu'on n'avait pu guérir par des incisions, le diamant qui est si dur que le fer ne le peut tailler, s'amollit avec un peu de sang de bouc.
De quelle manière il faut instruire les personnes taciturnes, et celles qui parlent trop.
Il faut donner d'autres avis aux gens qui parlent trop peu, qu'aux grands parleurs. Car il est à propos d'insinuer aux personnes taciturnes, qu'en voulant indirectement éviter de certains vices, ils tombent sans s'en apercevoir dans des fautes d'une plus dangereuse conséquence. Comme ils gardent un silence trop opiniâtre à l'extérieur, ils s'entretiennent criminellement en eux-mêmes, et plus ils se font de violence pour ne point parler, plus ils donnent de liberté à leurs pensées, qu'ils se mettent moins en peine de retenir, qu'ils se croient plus en sûreté, parce que comme elles ne paraissent point au-dehors, et qu'il est impossible de les apercevoir, personne ne peut les en reprendre. Voilà pourquoi ils s'abandonnent souvent à un orgueil ridicule, ils méprisent ceux qu'ils entendent parler, ils les regardent comme des personnes faibles et indiscrètes. Mais en gardant ce silence affecté, ils ne font pas réflexion dans combien de vices ils s'engagent par leur vanité. Ce silence est la source de leur orgueil, car ils ferment les yeux sur leurs défauts personnels, et ils se donnent la liberté de condamner tout le monde, sûrs qu'on ne les reprendra point de leurs fautes, puisqu'on ne saurait deviner ce qui se passe dans le fond de leur coeur.
Que les personnes de ce caractère s'appliquent soigneusement à régler non seulement leurs paroles, mais qu'ils aient encore plus de soin de bien régler leurs pensées et les mouvements de leur coeur, qu'ils se persuadent qu'il faut plus craindre les secrets jugements de Dieu, qui lit dans toutes leurs pensées, que les jugements des hommes qui ne connaissent que l'extérieur, qui ne jugent d'eux que par leurs paroles. C'est à ces personne que Salomon adresse cette maxime : Mon fils, écoutez la sagesse et recevez les règles de prudence que je veux vous apprendre, afin que vous ne donniez point trop de liberté à vos pensées (Pr 5,1). Car il n'y a rien en nous qui s'échappe plus aisément que notre coeur, il s'éloigne de nous toutes les fois qu'il s'égare en de mauvaises pensées. C'est ce que disait le Psalmiste : Mon coeur m'a abandonné (Pr 19,13) et rentrant dans lui-même, il s'écriait : Seigneur, votre serviteur a retrouvé son coeur pour vous prier. Mais lorsque l'on a le soin de veiller sur ses pensées, pour empêcher qu'elles ne s'égarent, on retrouve son coeur qui s'était si souvent échappé.
Les personnes taciturnes tombent assez ordinairement dans un autre défaut, lorsqu'on leur fait quelque injustice, ils le sentent plus vivement, et leur coeur en est d'autant plus pénétré qu'ils parlent moins du tort qu'on leur a fait : s'ils en faisaient quelques plaintes raisonnables, leur chagrin s'adoucirait, une apostume renfermée est beaucoup plus douloureuse que lorsqu'elle est ouverte,. En lui donnant du jour on fait sortir la pourriture qui causait l'inflammation, et cette ouverture soulage
beaucoup la douleur. De sorte que ces personnes qui, s'obstinent à ne point parler, doivent savoir que ce silence si opiniâtre aigri beaucoup les maux qu'ils endurent.
Il faut donc leur faire entendre que s'ils aiment leur prochain comme ils s'aiment eux-mêmes, ils ne doivent point leur faire un mystère des sujets de plainte qu'ils ont contre eux. Un éclaircissement sera utile à tous les deux, il arrêtera l'injustice de celui qui offense, et l'empêchera de faire de semblables actions à l'avenir, et le ressentiment qu'ils témoigneront du tort qu'on leur a fait diminuera l'aigreur de leur chagrin.
S'ils reconnaissent que leur prochain est sujet à quelque défaut, et qu'ils négligent de l'en avertir, ils sont aussi coupables que le seraient ceux qui connaissant le mal d'un autre, ne voudraient pas prendre la peine d'y appliquer un remède qu'ils sauraient être propre à le guérir : cette négligence les rendrait responsables de sa mort, puisqu'il ne dépendait que d'eux d'ôter le venin de la plaie qui l'a fait mourir. II faut donc de la discrétion pour garder un silence raisonnable, mais il ne faut pas s'interdire absolument l'usage de la parole, selon cette maxime de l'Ecclésiaste : Le sage se taira jusqu'à ce qu'il soit temps de parler (Eccl 20), c'est-à-dire qu'il fera réflexion s'il n'est point plus à propos de parler que de garder le silence, il faut voir lequel des deux apportera plus d'utilité au prochain. Le Sage dit encore dans un autre endroit : Qu'il y a un temps pour se taire, et un temps pour parler. Pour nous apprendre avec quelle discrétion il faut observer cette vicissitude pour ne point se laisser aller à des paroles inutiles, quand il serait plus à propos de garder le silence, ni pour se condamner au silence, quand il serait peut-être plus à propos de parler. Le Psalmiste connaissait bien cette différence, lorsqu'il disait : Mettez, Seigneur, une sûre garde à ma bouche, et faites que la prudence tienne mes lèvres fermées. Ce Prophète ne souhaite pas qu'on mette une muraille à sa bouche, il ne demande qu'une porte qui puisse se fermer et s'ouvrir quand il le faut. De forte qu'il faut consulter la raison, pour savoir quand il est à propos de se taire ou de parler, selon que la discrétion et la nécessité le demandent.
II faut représenter aux grands parleurs dans combien de désordres les jette la licence qu'ils se donnent de parler, sans garder aucune mesure. L'âme des hommes ressemble en quelque manière à l'eau, qui est renfermée et pressée, car elle jaillir pour remonter vers sa source : mais quand elle se répand sur la terre, elle se perd et s'évapore, elle coule inutilement dans tous les lieux bas, où la pente l'entraîne.
Les paroles inutiles que profère un homme en rompant le silence, lorsqu'il serait plus à propos de le garder, sont comme autant de canaux par où l'âme se répand hors d'elle-même. De sorte qu'elle a dans la suite beaucoup de peine a rentrer pour se reconnaître, parce que cette grande licence qu'elle se donne de parler, l'empêche de retourner à soi, et de faire des réflexions sur son état. Comme elle n'est plus sur ses gardes, elle est de tous côtés exposée aux coups de l'ennemi, cette pensée revient assez à cette maxime des Proverbes: Qu'un homme qui ne peut s'empêcher de dire, en parlant, tout ce qu'il pense, est comme une ville ouverte, et qui n'est point ceinte de murailles (Pr 25,28). Son esprit qui n'est point à l'abri du silence est en butte à tous les traits de son ennemi : lorsqu'il sort, pour ainsi dire, hors de lui-même par ses paroles, il se découvre entièrement au démon, et il en est terrassé d'autant plus aisément qu'il lui a donné des armes contre lui par ses paroles indiscrètes.
L'âme ne tombe pas tout à coup dans ce désordre, elle n'y va que par degrés, la négligence qu'elle a à s'abstenir de dire des paroles inutiles, la dispose à en proférer de mauvaises : elle se donne d'abord la liberté de parler des affaires d'autrui, elle déchire ensuite leur réputation par des médisances secrètes, enfin elle passe jusqu'à des calomnies manifestes. Voilà la source fatale des dissensions et des querelles, c'est ce qui allume le feu de la haine et des inimitiés, c'est ce qui brise les liens de l'union et de la concorde qui entretenait la paix dans les coeurs. C'est ce qui a fait dire à Salomon, que celui qui laisse aller l'eau, ouvre la porte à des querelles (Pr 17,14) car laisser aller l'eau, n'est autre chose que se répandre en des discours inutiles. Pour montrer combien l'homme sage est éloigné de ce défaut, le même Salomon sait que les paroles sont comme une eau profonde (Pr 18,4).
Celui qui laisse couler l'eau, cause des dissensions et des querelles, c'est-à-dire, que celui qui n'est pas assez maître de sa langue, rompt la paix qui entretenait les hommes dans une parfaite intelligence. Au contraire, le Sage dit, que celui qui impose silence à un fou apaise les querelles. On perd l'empire qu'on avait sur sa langue, par la trop grande licence qu'on se donne de parler, ce qui expose les grands parleurs à commettre souvent des injustices, selon le témoignage du Prophète : Que celui qui est sujet à parler beaucoup ne conservera point la justice de cette vie. Salomon ajoute à la même pensée : Qu'on ne peut parler beaucoup, sans commettre quelque faute (Pr 10,19). Le Prophète Isaïe disait que le silence est l'ornement de la justice (Is 31,17), pour-nous donner à entendre que l'âme se dépouille de la droiture et de l'équité par un excès de paroles. L'Apôtre S. Jacques nous enseigne encore la même chose : Si quelqu'un d'entre vous se croit religieux, et qu'il ne retienne pas sa langue comme avec un frein, mais que lui-même séduise son coeur, sa religion est vaine et infructueuse et il ajoute, que chacun de vous soit prompt à écouter, et lent à parler, la langue est un mal inquiet et intraitable: elle est pleine d'un venin mortel (Jc 1,26).
Enfin, pour nous convaincre entièrement, Jésus-Christ, qui est la vérité même, a déclaré : Que les hommes rendront compte au jour du jugement de toutes les paroles inutiles qu'ils auront dites (Mt 12,35). Une parole est censée inutile, quand on la profère sans nécessité, ou sans se proposer quelque utilité raisonnable. Si nous serons obligés alors de rendre compte d'une parole inutile, quelles seront les peines de ceux qui parlent tant, et qui profèrent tant de paroles criminelles et préjudiciables au prochain !
De quelle fie manière il faut instruire les âmes lâches ou paresseuses, et celles qui ont trop de précipitation.
Les âmes lâches et négligentes dans la pratique de la vertu, doivent être conduites tout autrement que celles qui s'y donnent avec trop de précipitation. Il faut tâcher de persuader aux premiers qu'il est dangereux de différer à faire se bien, de peur qu'on ne puisse plus dans la suite en recouvrer les occasions, et aux autres qu'ils ne doivent pas prévenir imprudemment le temps propre à faire de bonnes oeuvres, de peur qu'ils n'en perdent le mérite. Si nous laissons échapper l'occasion de pratiquer la vertu, quand nous le pourrons commodément, on n'y revient plus dans la suite, quelque envie qu'on en ait. Quand on néglige de réveiller sa ferveur et de combattre la paresse, qui tient l'âme comme engourdie, cette indolence croissant insensiblement en l'âme, détruit tous les bons désirs qu'elle pourrait avoir de faire le bien. C'est ce que Salomon a exprimé par ces paroles, que la paresse cause l'assoupissement.
Un paresseux est éveillé, si on le regarde par ses sentiments, mais par rapport à ses actions il est tout assoupi : c'est dans ce sens que Salomon a dit, que la paresse cause l'assoupissement, parce que l'on perd peu-à-peu ces sentiments qui nous donnaient de la vivacité pour faire le bien. Le Sage ajoute qu'une âme paresseuse et lâche sera réduite à souffrit la faim : parce que comme elle ne fait aucun effort pour s'élever aux choses célestes, elle s'appesantit par sa négligence vers celles de la terre, et lorsqu'elle manque d'ardeur pou les biens du Ciel, elle a une espèce de faim des biens du monde, et plus elle diffère à se captiver sous la discipline pour se porter à la vertu, plus cette faim la presse de s'abandonner aux objets de ses plaisirs criminels. C'est dans cette pensée que Salomon ajoutait, que tous ceux qui sont oisifs sont pleins de désirs (Pr 21,26). Jésus Christ nous instruit encore de cette vérité sous une parabole disant qu'une maison après que l'esprit immonde en est sorti, devient nette, mais que ce même esprit y retournant, avec plusieurs autres, dans le temps qu'elle n'est point occupée, s'en rend le maître, et qu'il y domine avec plus d'empire qu'auparavant.
Ce qui est cause qu'un paresseux néglige de faire les choses à quoi il est engagé par son état, c'est parce qu'il se figure des difficultés imaginaires, ou qu'il a des appréhensions mal fondées qui l'entretiennent dans sa paresse, qu'il croit être légitime. Voici un bon avis que donne le Sage à ces sortes de gens : Le paresseux ayant peur du froid n a pas voulu cultiver la terre, c'est pourquoi il sera pendant l'été réduit à la mendicité, mais personne ne se mettra en peine de le secourir (Pr 10,14). Le froid empêche un paresseux de cultiver la terre, lorsque par la lâcheté il diffère de remplir les devoirs, et de s'appliquer au bien qu'il est obligé de faire. Le froid l'empêche de labourer son champ, c'est-à-dire, que les petits maux qu'il appréhende de souffrir, lui font négliger de belles occasions de faire de grands biens, c'est pour cela que le Sage ajoute que le paresseux sera réduit à la mendicité pendant l'été, et que personne ne lui donnera rien. Car celui qui ne s'applique pas maintenant avec ferveur à faire de bonnes oeuvres demandera inutilement d'entrer dans le Royaume du Ciel lorsque le Soleil de Justice paraîtra dans son plus grand jour.
Salomon dit encore à ce sujet fort à propos: Que celui qui s'amuse à observer le vent ne sème point, et que celui qui s'arrête à regarder les nuées ne moissonne jamais. Qu'entend-il par le vent, si ce n'est la tentation dont les malins esprits se servent pour nous séduire ? Les nuées qui sont portées par les vents désignent les persécutions des méchants. Car comme les vents poussent les nuées, ainsi les malins esprits excitent les méchants à mal faire. Celui donc qui prend garde au vent ne sème point, et celui qui s'arrête à regarder les nuées ne moissonne jamais : parce que quiconque appréhende d'être tenté par les malins esprits, ou d'être persécuté par les méchants, ne pratique point de bonnes oeuvres, qui sont une espèce de semence, ainsi il ne peut espérer de recueillir dans le temps de la moisson des récompenses éternelles.
Pour ce qui regarde ceux qui agissent avec trop de précipitation, il faut les avertir que parce qu'ils ont trop d'empressement à prévenir le temps de faire le bien, au lieu de mériter par les bonnes oeuvres qu'ils pratiquent, elles leur deviennent inutiles, parce qu'elles ne sont pas accompagnées de toutes les circonstances nécessaires, et pour ne pas faire un juste discernement du temps où il faudrait agir, ils tombent dans de grands désordres. Le peu d'attention qu'ils ont à s'acquitter de leur devoir, et à la manière dont ils doivent agir dans de certaines circonstances, est cause qu'ils ne connaissent le mal qu'après qu'il est fait.
Ce sont les personnes de ce caractère que Salomon reprend sous le nom d'un homme qu'il instruit par ces paroles : Mon fils, ne faites rien sans en demander conseil et vous n'aurez point sujet de vous repentir, ouvrez, les yeux pour voir ou vous mettez le pied (Eccl 32,24). Les yeux conduisent les pas, ainsi il faut considérer attentivement ce qu'on doit faire avant que de le commencer. Ceux qui négligent de faire toutes les réflexions nécessaires avant que d'entreprendre quelque chose, ferment les yeux pour ne pas voir où ils mettent le pied : ainsi quoiqu'ils marchent effectivement, comme ils font leur chemin sans rien prévoir, et sans regarder devant eux, ils sont exposés à tous moments à faire des chutes dangereuses, parce qu'ils ne cherchent pas des endroits sûrs et commodes où ils puissent mettre le pied : c'est à quoi le ministère des yeux et de la réflexion est nécessaire.
De quelle manière il faut instruire les personnes qui ont de la douceur, et celles qui sont sujettes à la colère.
Il faut donner d'autres avis aux personnes qui ont beaucoup de douceur, qu'à celles qui se laissent emporter à la colère. Les personnes douces et commodes, si elles sont chargées du gouvernement des autres, se laissent aller souvent à une indolence qui approche beaucoup de la paresse et par un excès de douceur, elles s'éloignent plus qu'il ne serait à propos de la vigueur et de la sévérité que l'amour de la discipline demande. Au contraire ceux qui se laissent emporter à la colère, si on les met dans quelque emploi, conduisent ceux qui leur sont soumis d'une manière aussi extravagante et aussi bizarre que la colère qui les transporte et qui les met dans une agitation continuelle, fait voir de bizarrerie et d'extravagance dans leur conduite particulière. Tandis que cette passion les agite, ils ne se connaissent pas, et ils ne savent ce qu'ils font ; à peine s'aperçoivent-ils du tort qu'ils se font à eux-mêmes, pendant leur colère. Ce qui est de plus fâcheux, c'est qu'ils regardent quelquefois leur passion comme si c'était un véritable zèle pour la justice, et comme ils prennent le vice pour la vertu, il ne faut guère s'étonner qu'ils commettent une infinité de fautes.
Les personnes douces s'endorment et deviennent paresseuses à cause de l'ennui secret que leur causent les dérèglements des autres : les personnes colères se trompent par les apparences d'un faux zèle et d'une fausse piété. La douceur des uns les conduit au vice sans qu'ils s'en aperçoivent, les autres regardent le vice même comme la ferveur d'une vertu excellente. II faut donc que les uns se précautionnent contre le vice dans lequel ils sont prêts de tomber, et que les autres répriment les mouvements qui s'élèvent dans leur âme : que les premiers prennent garde à ce qui manque à leur douceur, que les autres modèrent l'excès de leur zèle, que ceux qui ont de la douceur s'étudient à être plus exacts et plus diligents, et les autres à modérer les mouvements qui les agitent. Que les uns tâchent d'avoir du zèle pour la justice, et que les autres ajoutent la modération et la douceur au zèle qu'ils croient avoir.
Le Saint Esprit descendit sur la terre sous la figure d'une colombe, et sous le symbole du feu, pour nous faire connaître qu'il met dans l'âme qui le reçoit la douceur et la simplicité de la colombe avec l'ardeur et la vivacité du feu. Celui-là n'est donc pas rempli du Saint Esprit, qui ne joint pas un zèle ardent à une douceur tranquille, ou à qui un zèle trop impétueux fait perdre ce qu'il a de douceur. Nous serons peut-être encore mieux comprendre la chose si nous faisons quelques réflexions sur les instructions que donnait saint Paul à deux de ses Disciples, à qui il prescrivait deux manières différentes de prêcher la vérité, quoique la charité les anima également. Il disait à Timothée : Reprenez, suppliez, menacez, sans vous lasser jamais de les tolérer et de les instruire (2Tm 4,2). Au contraire il disait à Tite, Prêchez les vérités, exhortez et reprenez, avec une pleine autorité (Tt 2,15).
Pourquoi leur dispense-t-il ces maximes avec tant de ménagement ? Il veut que l'un, en prêchant l'Évangile, use d'une pleine autorité, et il exhorte l'autre d'avoir de la condescendance pour ceux à qui il prêchait. II connaissait parfaitement le tempérament de ces deux disciples, il savait que Tite était d'une humeur douce et tranquille, et que Timothée était d'un naturel plus ardent : il tâche d'inspirer à l'un du zèle et de l'ardeur, de la douceur et de la patience à l'autre, il ajoute ce qui manquait à la douceur de Tite, il retranche ce qu'il y avait de trop dans le zèle de Timothée. II fallait, pour ainsi dire, donner de l'éperon à l'un, et mettre un frein à l'autre : ce grand Apôtre qui s'était chargé du soin de cultiver l'Église, arrose certaines plantes pour les faire croître davantage, il retranche les branches des autres, de peur qu'elles ne poussent trop. II craint que les unes ne demeurent stériles, si elles ne croissent pas assez, et que les autres en croissant trop ne puissent conduire à une juste maturité les fruits qu'elles ont produits.
Il y a une grande différence entre la colère qui entre dans le coeur fous l'apparence du zèle, et celle qui le remplit de troubles, sans même se couvrir d'aucun prétexte de justice. La première porte trop loin les mouvements qui lui conviennent, mais l'autre excite dans le coeur de trop grands mouvements pour des choses qui ne lui conviennent point du tout. Il faut donc remarquer que la différence qui se trouve entre l'impatience et la colère est que les personnes impatientes ne peuvent souffrir le mal qu'on leur fait, au lieu que les personnes emportées en font souffrir aux autres : parce que souvent ils attaquent ceux qui les fuient, et qui voudraient se dérober à leur colère, ils font naître des sujets de querelles, ils se plaisent dans les dissensions et les disputes.
Le meilleur moyen dont on se puisse servir pour les ramener à la raison, et pour faire tomber leur colère, c'est d'attendre que leur emportement soit passé pour leur faire des réprimandes, car l'agitation où ils sont alors les rend incapables de profiter des bons avis qu'on pourrait leur donner, mais lorsqu'ils se sont un peu remis, ils écoutent d'autant plus volontiers ce qu'on a à leur dire, qu'ils ont plus de confusion de la bonté qu'on a eu de supporter tranquillement leurs extravagances, au lieu qu'un homme qui est comme enivré de sa colère, trouve mauvais tout ce qu'on peut lui dire de plus sensé. Ce fut un trait de prudence à Abigaïl, de ne pas reprocher à Nabal durant son ivresse le péché qu'il avait commis, elle attendit pour lui faire des reproches qu'il eût le sens plus rassis : ainsi il reconnut sa faute, parce qu'on attendit un temps commode pour lui en parler.
Quand des personnes emportées attaquent durant leur colère les autres, en sorte qu'il soit impossible de se mettre à couvert de leurs insultes, il ne faut pas les reprendre ouvertement, mais il est à propos d'user de détours, et ne leur faire que des réprimandes enveloppées, pour leur marquer qu'on les respecte, et qu'on les traite avec civilité et avec douceur. C'est ce que nous pourrons, pour ainsi dire, toucher du doigt, en rapportant ce que fit Abner à Azaël qui le poursuivait avec ardeur dans le dessein de le tuer : Abner dit à Azaël: retirez-vous, cessez, de me poursuivre, afin que je ne sois point obligé, malgré moi, de vous passer mon épée au travers du corps, de vous renverser par terre. Azaël méprisant ses menaces ne cessa point de le poursuivre, de sorte qu'Abner lui enfonça sa pique dans l'aine, et le tua (1R 2,21).
Azaël représente ceux qui se laissent transporter a la colère, tandis qu'ils sont en cet état, on doit les fuir comme des furieux qui ont perdu le jugement. Abner qui signifie en notre langue lumière du père, se mit à fuir, parce que quand les docteurs qui instruisent les autres, en leur communiquant les lumières qu'ils ont reçues de Dieu, voyant un homme que la colère transporte, ne lui font point d'aigres réprimandes, c'est ce que fît Abner qui ne voulut point percer de son épée celui qui le poursuivait. Mais quand les personnes emportées ne s'apaisent point, quelques bonnes raisons qu'on leur puisse dire, elles ressemblent à Azaël; car elles ne mettent point de fin à leurs extravagances.
Ceux qui tâchent de remettre ces furieux dans leur bon sens, doivent bien prendre garde eux-mêmes de s'emporter contre eux : il faut qu'ils les traitent avec beaucoup de douceur, qu'ils leur disent quelque chose de vif, qui puisse faire impression sur leur esprit. Abner s'opposant a Azaël qui le poursuivait toujours, le frappa, non de la pointe, mais de l'autre bout de sa lance. Frapper de la pointe, c'est résister en face à celui qui nous poursuit, et lui faire d'aigres réprimandes : mais c'est le frapper seulement de l'autre bout de la lance, que de tâcher par des paroles douces et insinuantes de calmer les transports de sa fureur, et le vaincre en lui pardonnant. Azaël mourut sur le champ du coup qu'Abner lui donna: ainsi une personne emportée voyant qu'on la ménage, se sentant vivement frappée dans le fond du coeur, de la bonté et de la douceur qu'on lui témoigne, fait tout son possible pour calmer les transports de sa colère, de sorte que l'on peut dire que la manière obligeante avec laquelle on la traite, la fait mourir en quelque façon, sans qu'on y emploie le secours du fer.
De quelle manière il faut instruire les humbles et les orgueilleux.
Il faut instruire ceux qui sont humbles autrement que ceux qui sont vains et orgueilleux. Il faut faire comprendre aux premiers, combien est véritable et solide la gloire qu'ils possèdent déjà par l'espérance ; et faire entendre aux autres combien vaine ne est la gloire temporelle qui passe et leur échappe dans le temps même qu'ils s'imaginent la posséder.
Il faut enseigner aux humbles que ce qu'ils recherchent est éternel, et qu'il n'y a rien qui passe plus vite que ce qu'ils méprisent : et au contraire il faut apprendre aux superbes combien l'objet de leur ambition est passager, et qu'il n'y a rien de plus permanent et de plus solide que ce qu'ils perdent.
Il faut avertir les humbles de faire réflexion sur la promesse que Jésus-Christ qui est notre Maître et la Vérité même, leur fait dans ces paroles : quiconque s'abaisse sera élevé (Lc 14, 11) ; et les orgueilleux de faire attention à la menace que le même Jésus-Christ leur fait dans ces autres paroles : Quiconque s'élève sera abaissé (Lc 18, 14).
Il faut représenter aux humbles que le Sage dit, que l'abaissement et l'humilité est suivie de l'élévation et de la gloire (Pb 15, 33) ; et aux superbes que le même Sage dit que l'orgueil de l'âme précède sa chute et son humiliation (Pb 18, 12).
Il faut consoler les humbles par ces paroles d'Isaïe : dans qui mon esprit prendra-t-il plaisir de reposer sinon dans une âme humble, paisible et qui tremble de crainte à la moindre de mes paroles (Is 66, 2) ? Et tâcher d'humilier les superbes en leur disant avec le Sage : ô terre et cendre, quel sujet as-tu de t'élever (Si 16, 19) !
Il faut relever l'espérance des humbles par ces paroles du psalmiste : Dieu garde ceux qui s'humilient (Ps 137, 6) ; et inspirer de la crainte aux superbes par celle-ci qu'il ajoute : et Il voit de lui ceux qui s'élèvent dans l'orgueil (Mt 20, 28).
Il faut faire remarquer aux humbles qu'il est dit dans l'Evangile que le Fils de l'homme n'est point venu pour être servi, mais pour servir () ; et aux superbes que le Sage dit que l'orgueil est le commencement de tous les péchés ().
Enfin il faut faire comprendre aux humbles que c'est avec raison qu'ils s'humilient, puisque le Sauveur du monde, s'est rabaissé Lui-même, se rendant obéissant jusqu'à la mort (Ph 2, 8). Et aux superbes qu'ils ont le démon pour chef et pour souverain puisqu'il est dit de lui qu'il domine sur tous les enfants d'orgueil.
En effet l'orgueil du Démon a été l'occasion de notre perte ; et l'humilité d'un Dieu a été la cause de notre rédemption et de notre salut. Car cet ennemi des hommes ayant été tiré du néant pour être mis au rang des autres créatures, a voulu paraître élevé au-dessus de toutes les créatures : au lieu que Jésus-Christ demeurant par sa Nature élevé au-dessus de toutes les créatures, a bien voulu devenir un petit Enfant entre les mêmes créatures. Il faut donc représenter aux humbles qu'en s'abaissant, ils s'élèvent jusques à la ressemblance de Dieu ; et aux superbes, qu'en s'élevant ils tombent comme cet Ange apostat.
Cela étant de la sorte, qui a-t-il de plus méprisable que l'orgueil, puisqu'en nous élevant ainsi au-dessus de nous-mêmes, il nous éloigne si fort de notre véritable élévation et de notre véritable grandeur ? Et au contraire y a-t-il rien au monde de plus relevé que l'humilité, puis qu'en nous abaissant au-dessous de nous-mêmes, elle nous unit à Celui qui est élevé infiniment au-dessus de toutes choses?
Mais il y a encore une chose qui est bien à remarquer dans les uns et dans les autres. C'est que souvent il y en a qui sont trompés par l'apparence de l'humilité, et d'autres qui le sont faute de connaitre leur orgueil. Car assez ordinairement ceux qui se croient humbles sont portés à rendre aux hommes un certain respect qu'on ne leur doit point ; et .ceux qui sont véritablement orgueilleux parlent de tout avec hardiesse et avec assurance.
Quand une chose mérite quelque forte réprimande, la crainte qu'ont les premiers fait qu'ils la passent sans en rien dire, quoi qu'ils se persuadent néanmoins que c'est par humilité qu'ils gardent le silence. Les autres au contraire ne parlent que par l'impatience que leur orgueil leur inspire ; et néanmoins ils s'imaginent que c'est un effet de la liberté qu'adonne l'amour de la justice. La témérité qui possède le coeur des premiers, et qui s'y cache sous le voile de l'humilité, les rend coupables en ne reprenant pas ceux qu'ils sont obligés de corriger : et la hardiesse, trop peu respectueuse que les autres cachent sous une fausse image de liberté, leur fait reprendre ce qu'ils ne doivent pas, ou le leur fait reprendre plus fortement qu'ils ne doivent. C'est pourquoi il faut exhorter les personnes superbes à ne se donner pas trop de liberté, et les humbles à ne se rabaisser pas aussi plus qu'ils ne doivent ; de crainte que les uns n'entretiennent leur orgueil sous prétexte de défendre la vérité et la justice, et que les autres affectant de se soumettre aux autres plus qu'ils ne doivent, ils ne soient forcés de respecter leurs vices mêmes.
Au reste il faut observer que souvent l'on réussit mieux dans la correction des personnes vaines et superbes, quand on adoucit un peu les réprimandes qu'on leur fait par quelques louanges. C'est pourquoi il faut leur représenter d'abord le bien qui est en eux, ou s'il n'y en a point, celui dont ils sont capables, et ensuite travailler à retrancher le mal qui nous y déplaît, lorsque le bien que nous avons dit d'eux, les a disposé à recevoir la correction que nous avons à leur faire. Car quand l'on veut se rendre maître d'un cheval qui n'a point encore été dompté, on le flatte auparavant doucement de la main, pour s'en pouvoir rendre ensuite plus aisément le maître avec le fouet; et l'on frotte de miel le haut de la coupe ou l'on donne un remède amer à un malade, pour empêcher que cette amertume qui lui doit être utile, ne lui devienne insupportable au goût; s'il vient d'abord à la sentir, de sorte qu'en trompant son goût on fait sortir de son corps l'humeur qui lui aurait causé la mort. C'est ainsi qu'il faut mêler quelques louanges dans les commencements de la réprimande qu'on se dispose de faire aux personnes superbes, afin qu'en même temps qu'elles reçoivent avec joie les louanges qu'elles aiment, elles reçoivent avec soumission les réprimandes pour lesquelles elles ont de l'aversion.
Il faut même, afin que ce que nous leur disons d'utile fasse plus d'impression dans leur esprit, leur faire entendre que nous regardons leur avancement comme le nôtre propre, et que ce que nous exigeons d'eux est plus pour nous que pour eux-mêmes. Car quelque élevé que soit un esprit, il s'abaisse et fléchit aisément, quand il est persuadé qu'il servira à d'autres en s'abaissant et en fléchissant. C'est pourquoi Moïse que Dieu lui-même conduisit, et à qui une nuée en forme de colonne servit de guide dans le désert, voulant convertir Hobab son cousin, qui était idolâtre, et l'engager au service du vrai Dieu, lui dit: Nous allons au Pays que Dieu nous doit donner, venez, avec nous, afin que nous vous fassions part du bien que nous y aurons : car le Seigneur a promis quantité de biens au peuple d'Israël. A quoi Hobab lui ayant répondu: Je ne veux point aller avec vous, j'aime mieux m'en retourner en mon pays et au lieu de ma naissance ; Moïse lui repartit : Ne nous quittez point, car comme vous savez les endroits du désert où il nous faudra arrêter, vous nous servirez, de guide.
Moïse n'était point du tout en peine des chemins. Car outre que Dieu lui avait donné des lumières extraordinaires, et communiqué le don de prophétie, la colonne qui le précédait dans le désert les lui montrait assez, et Dieu lui-même lui apprenait tout ce qu'il devait faire dans les fréquents entretiens qu'il avait avec Lui. Mais comme il était prudent et sage, et qu'il parlait à un homme fier et élevé, il lui demandait le secours qu'il voulait lui-même lui donner, et il le priait de le conduire dans le désert, afin de le pouvoir conduire à Dieu qui est notre véritable vie. Et ainsi Moise tâchait de faire que cet homme superbe se rendit d'autant plus volontiers au conseil qu'il lui donnait pour son propre bien, qu'il croirait lui être nécessaire ; et qu'il se soumit d'autant plus volontiers à la prière qu'il lui en faisait, qu'il se persuaderait avoir plus de connaissance et plus d'expérience que lui.
De quelle manière il faut instruire ceux qui sont arrêtez, à leur sens, et ceux qui sont changeants et légers.
Il faut traiter ceux qui sont arrêtez à leur sens, autrement que ceux qui sont changeants et légers. Car il faut dire aux premiers que ce qui fait qu'ils ne se rendent pas aisément aux avis qu'on leur donne, c'est faute de se connaître, et parce qu'ils s'estiment plus qu'ils ne doivent ; et aux autres, que ce qui fait qu'ils changent à tout moment de desseins et de résolutions, c'est parce qu'ils se négligent trop, et qu'ils ont des sentiments trop bas d'eux-mêmes.
Il faut représenter à ceux qui sont arrêtez à leurs sens, que jamais ils ne préféreraient leur sentiment à celui des autres, s'ils ne s'estimaient plus gens de bien qu'eux : et à ceux qui sont légers, que s'ils faisaient le moins du monde attention sur ce qu'ils font, le vent de leur inconstance ne les engagerait pas à tant de changements. Saint Paul dit aux premiers : ne soyez, point sages à vos propres jeux (Rm 12, 16) ; et aux seconds: ne vous laissez point emporter à tous les vents des opinions humaines (Ep 4, 14). Salomon parle des personnes qui sont arrêtées à leurs sens quand il dit : ils se nourriront de leurs iniquités- qui sont les fruits de leurs propres pensées, et ils s'en rassasieront (Pb 1, 31); Mais il parle de ceux qui sont inconstants, quand il dit : le coeur des fous ne sera point semblable a, lui-même (Pb 15, 7). Car le coeur des sages est toujours semblable à lui-même ; parce que suivant toujours des sentiments droits, ils marchent toujours constamment et également dans la voie des bonnes actions. Mais le coeur des fous est diffèrent de lui-même, parce qu'il change à tout moment, et qu'il ne demeure jamais en même état.
Mais comme il y a des vices qui en produisent d'autres, et qui sont aussi produits par d'autres vices, il faut remarquer soigneusement que pour les arrêter et les extirper avec plus de succès, il faut toujours commencer par la source et par la racine. Or l'attache à son propre sens vient de l'orgueil ; et l'inconstance est un effet de la légèreté d'esprit. Il faut donc donner avis à ceux qui s'attachent opiniâtrement à leur sens de reconnaître l'orgueil de leur esprits et de travailler à se vaincre eux-mêmes ; de crainte qu'en même temps qu'ils font difficulté de se rendre aux sages avis des autres, ils ne soumettent leur coeur à la domination de l'orgueil.
Il faut les presser de considérer mêmement, que le Fils de Dieu qui a toujours une même volonté que son Père, voulant nous donner en Lui-même un exemple qui nous apprît à rompre notre propre volonté, a dit : je ne suis pas venu pour faire ma volonté, mais pour faire la volonté de Celui qui m'a envoyé (Jn 6, 38) ; et que pour nous rendre encore plus recommandable cette vertu de la soumission, il témoigne qu'il gardera cette conduite au jour même du Jugement dernier, lorsqu'il dit : je ne puis rien faire de Moi-même, je juge selon ce que j'entends (Jn 5, 30). Avec quelle conscience un homme peut-il donc refuser d'obéir à la volonté d'un autre homme ; puisque le Fils de Dieu témoigne que dans le temps même où Il fera éclater davantage sa puissance, Il ne jugera pas par Lui-même ?
Pour ce qui est des personnes inconstantes et légères, il faut au contraire les porter à affermir leur âme par le poids de la sagesse et de la gravité. Car on fait mourir et sécher dans l'âme tous les rejetons et les germes de l'inconstance, quand on commence d'abord par en couper la racine qui est la légèreté. Et comme on ne bâtit jamais plus fermement que lorsqu'on s'assure auparavant d'un lieu solide pour y jeter les fondements de l'édifice qu'on veut élever ; ainsi à moins que l'on ne travaille d'abord à éviter la légèreté d'esprit, on travaille en vain à surmonter l'inconstance de ses désirs et de ses pensées. Saint Paul témoignait combien il était éloigné de cette inconstance et de cette légèreté, quand il a dit: ayant donc pour lors ce dessein, est-ce par inconstance que je ne l'ai point exécuté ? Ou quand je prends une résolution, cette résolution n'est-elle qu'humaine et charnelle ; et trouvera-t-on ainsi en moi le oui et le non (2 Co 1, 17) ? Comme s'il eût voulu dire : je ne me laisse point aller au vent de l'inconstance, parce que je ne suis point sujet au vice de la légèreté.
De quelle manière il faut instruire ceux qui sont sujets à la gourmandise, et les personnes sobres.
Il faut instruire d'une manière ceux qui sont sujets à la gourmandise, et d'une autre ceux qui sont sobres. Car les vices ordinaires des gourmands sont de parler beaucoup, d'être volages dans ce qu'ils font, et de se porter à l'impureté ; et ceux des personnes sobres est d'être impatiens et superbes.
Si les gourmands et les personnes de bonne chair n'étaient pas sujets à parler beaucoup, ce riche dont l'Evangile dit qu'il se traitait magnifiquement tous les jours, ne souffrirait pas ces tourments extrêmes dans sa langue, qu'il exprime en ces paroles : père Abraham, ayez, pitiés de moi et envoyez moi Lazare, afin qu'il trempe le bout de son doigt dans l'eau pour me rafraîchir la langue ; parce que je souffre d'extrêmes tourments dans cette flamme (Lc 16, 24). Ce qui montre manifestement qu'en faisant tous les jours si bonne chair, il avait plus souvent offensé Dieu par le mauvais usage de sa langue, puisque brûlant dans toutes les parties de son corps, il demande d'être rafraîchi particulièrement en cette partie.
L'Ecriture Sainte nous apprend encore que les gourmands sont d'ordinaire légers et volages, lors qu'elle dit, que le peuple s'assit pour boire et pour manger, et qu'ils se levèrent pour jouer (Ex 32, 6).
Enfin ceux qui mangent avec excès se portent à l'impureté, parce que la réplétion de l'estomac allume toujours le feu de la concupiscence. C'est pourquoi Dieu dit à l'artificieux ennemi qui ouvrit les yeux au premier homme pour lui faire concevoir le désir de la pomme dont il lui avait été défendu de manger, et qui les lui ferma dès qu'il l'eut misérablement engagé dans le péché : tu ramperas de l'estomac et du ventre contre terre (Gn 3, 14), comme, s'il eût voulu dire : tu domineras sur les hommes par les mauvaises pensées et par la gourmandise. C'est aussi ce que le prophète témoigne, lorsque voulant faire connaître les choses cachées par celles qui sont connues, il dit : le Maître des cuisiniers a détruit les murs de Jérusalem. Car ce Maître des cuisiniers c'est le ventre pour qui tous les cuisiniers s'emploient avec tout le soin possible pour lui apprêter des mets dont il se puisse remplir avec plaisir. Et les murs de Jérusalem sont les vertus d'une âme qui est élevée par les désirs qu'elle a de cette paix souveraine et céleste. Le Maître des cuisiniers renverse donc les murailles de Jérusalem, parce que lorsque le ventre est rempli, les vertus de l'âme sont détruites par les plaisirs illicites qu'il recherche.
Au contraire les personnes sobres et tempérantes se laissent aller souvent à l'impatience, et tombent aisément dans l'émotion et dans le trouble. C'est ce qui fait que l'Apôtre saint Pierre après avoir exhorté les fidèles à apporter tout leur soin pour joindre à leur foi la vertu, à leur vertu la science, et à la science la tempérance, il ajoute aussitôt, à la tempérance la patience. Car il n'aurait pas si fort recommandé à ceux qui sont tempérants de travailler à devenir patients, s'il n'avait prévu que la patience manquait souvent à la tempérance.
D'ailleurs s'il n'était pas vrai que ceux qui sont tempérants deviennent quelquefois superbes, saint Paul n'aurait pas dit comme il a fait : que celui qui ne mange pas de tout, ne méprise point celui qui mange de tout (Rm 14, 3), et s'adressant à d'autres qui se glorifiaient de leur abstinence, il n'aurait pas condamné les préceptes qu'ils en donnaient aux autres, en disant : Que c'étaient des ordonnances et des opinions humaines, qui avaient quelques apparences de sagesse dans leur superstition et leur humilité affectée dans le rigoureux traitement qu'ils faisaient au corps, et dans le peu de soin qu'ils prenaient de rassasier la chair. Où il faut remarquer que cet excellent prédicateur de la Vérité joint l'humilité affectée à la superstition. Car lorsqu'on abat sa chair plus qu'on ne doit, on en parait plus humble aux yeux des hommes, mais on devient souvent plus dangereusement superbe en l'âme par cette humilité même.
Enfin si les âmes tempérantes n'étaient pas sujettes à tirer vanité de leur abstinence, cet arrogant Pharisien, dont il est parlé dans l'Evangile, n'aurait pas mis au nombre des choses qui relevaient son mérite, de jeûner deux fois la semaine, comme il se vantait de le faire. Il faut donc exhorter ceux qui sont intempérants à ne pas s'exposer à faire mourir leur âme par l'impureté, en recherchant trop le plaisir du manger, et à considérer à quelle dangereuse superflu de paroles, et à quelle légèreté d'esprit les engagent les excès qu'ils commettent contre la tempérance ; de crainte que se rendant si lâchement esclaves de leur ventre, ils ne soient malheureusement engagez dans des vices si déplorables. Car on s'éloigne d'autant plus de Jésus-Christ qui est le second Adam, qu'on imite plus le premier par ses excès et sa gourmandise.
II faut au contraire conseiller à ceux qui sont tempérants, de prendre soigneusement garde qu'en fuyant la gourmandise, leur tempérance ne les engage dans des vices encore plus criminels, et qu'en mortifiant leur corps, leur âme ne se laisse aller à l'impatience ; car la tempérance qui asservit la chair à l'esprit, n'est plus une vertu lorsque l'esprit est dominé par la colère.
Cependant il arrive quelquefois que lorsque les personnes tempérantes répriment leur colère, ils sentent dans leur coeur des mouvements de complaisance qui s'y élèvent et qui le corrompent, en sorte qu'ils perdent d'autant plus promptement le mérite de leur abstinence, qu'ils, se gardent peu de ces vices spirituels. C'est ce qui a fait dire au Prophète Isaïe vous suivez dans vos jeûnes votre propre volonté (Is 58, 3). Et ce qui en est une marque, est que votre jeûne ne vous empêche pas de plaider, de disputer, et de vous battre à coups de poing. Ce mot de volonté marque la joie de l'âme, et celui de poing la colère qui l'anime.
Ainsi c'est bien en vain qu'on abat le corps par l'abstinence, si l'âme étant emportée par des mouvements déréglés, est finalement corrompue par les vices.
Il faut encore donner cet avis aux personnes tempérantes, de garder toujours inviolablement abstinence qu'ils ont commencé de pratiquer, et néanmoins de ne se persuader jamais qu'elle soit une vertu si rare aux yeux de Dieu ; de crainte que la pensée qu'ils auraient quelle fût d'un si haut mérite, ne causât quelque élèvement et quelque orgueil dans leur coeur. C'est pourquoi Dieu fait ce reproche à son peuple par la bouche d'un de ses Prophètes : est-ce là le jeûne que je demande de vous ? Ce que je demande, est que vous donniez de votre pain à celui qui a faim, et le couvert a ceux qui sont dans l'indigence et qui n'ont point de logement (Is 58, 5-7). Car il est aisé de voir par-là combien l'abstinence est une vertu peu considérable d'elle-même, puis qu'elle ne l'est que par rapport aux autres vertus. Et c'est ce qui fait dire au Prophète Joël sanctifiez le jeûne (Jl 2, 15), parce que sanctifier le jeûne c'est faire en sorte que notre abstinence soit digne de Dieu en l'accompagnant de toutes les autres vertus.
Il faut donc faire entendre aux personnes tempérantes, qu'afin que leur abstinence puisse être un sacrifice agréable aux yeux de Dieu, ils doivent donner aux pauvres ce qu'ils retranchent de leur nourriture, leur faisant faire une sérieuse réflexion sur cet autre reproche que Dieu faisait à son peuple par Zacharie, en ces termes: lorsque vous jeûniez, leur dit-il, et que vous pleuriez au septième et au cinquième mois l'espace de soixante-dix ans que vous avez été en captivité, m'avez-vous jamais eu en vue dans tous vos jeûnes ? Et quand vous avez mangé et bu, avez-vous songé à manger et à boire pour une autre fin que pour vous satisfaire (Za 7, 5) ? C'est n'avoir pas Dieu en vue dans ses jeûnes, et c'est ne jeûner que pour soi, que de ne pas donner aux pauvres ce qu'on retranche au corps pour un temps, mais de le garder pour le donner ensuite au même corps.
Or afin que l'intempérance de la bouche ne fasse point sortir les uns de l'assiette naturelle de leur esprit, et que les autres n'aient aucune présomption de leur abstinence, que les uns et les autres écoutent ce que l'Ecriture leur dit. Que les intempérants considèrent ces paroles de Jésus-Christ : prenez, garde à vous, de peur que vos coeurs ne s'appesantissent par l'excès des viandes et du vin, et par les inquiétudes de cette vie (Lc 21, 34); à quoi il ajoute celles-ci qui donnent une appréhension si utile : et de peur que ce jour ne vous vienne tout d'un coup surprendre, car il enveloppera comme un filet tous ceux qui habitent sur la face de la terre ; Et au contraire que les personnes tempérantes considèrent ce que dit le même Jésus-Christ : Ce n'est pas ce qui entre dans la bouche de l'homme qui le rend impur ; mais ce qui le rend impur est ce qui sort de la bouche (Mt 15, 11).
Que les intempérants écoutent ce que dit saint Paul : les viandes sont pour le ventre, et le ventre est pour les viandes ; mais Dieu un jour détruira l'un et l'autre : ne vous laissez, point aller aux débauches et aux ivrogneries. La viande par elle-même ne nous rend pas agréables à Dieu (Rm 3, 13); et que les personnes tempérantes apprennent du même Apôtre, que tout est pur pour ceux qui sont purs, et que rien n'est pur pour ceux qui sont impurs et infidèles (1 Co 8).
Que les intempérants sachent que ce sont eux que regardent ces paroles : qui font leur Dieu de leur ventre, qu'il mettent leur gloire dans leur propre honte (Ph 3, 19) ; et que ceux qui sont tempérants craignent que ce ne soient eux que celles-ci regardent : quelque uns abandonneront la Foi et la Vérité, ils interdiront le mariage, et ils obligeront de s'abstenir des viandes que Dieu a créées pour être reçu avec action de grâces par les fidèles, et par ceux qui connaissent la vérité (1 Tm 4).
Enfin que les intempérants profitent de cette intrusion : il est bon de ne point manger de chair, et de ne point boire de vin, et de ne rien faire de ce qui est à votre frère une occasion de chute ou de scandale (Rm 14, 23) ; et que les personnes sobres écoutent cet avis : usez, d'un peu de vin, à cause de votre estomac et de vos fréquentes maladies (1 Tm 5, 23). Les uns apprendront par-là à ne pas désirer avec trop d'ardeur les viandes qui servent à la nourriture du corps ; et les autres à n'être pas si hardis que de condamner et de rejeter ce qui a été créé de Dieu, encore qu'ils n'en veuillent point user.
De quelle manière il faut instruire ceux qui font l'aumône, et ceux qui bien- loin d'en faire, ravissent le bien d'autrui.
Car il faut faire entendre à ceux qui donnent charitablement de leurs biens aux autres qu'ils ne doivent pas s'élever dans leur coeur au dessus de ceux à qui ils ne donnent que des biens terrestres, ni se croire plus gens de bien parce qu'ils les nourrissent et les entretiennent.
Car le monde est comme une grande famille ou Dieu qui en est le maître donne à chacun l'ordre qu'il veut qu'il exerce, et lui prescrit le rang qu'il y doit tenir.
Il y établit les uns pour gouverner, et les autres pour être gouvernés.
Et il veut que ceux là donnent à ceux qui sont au dessous d'eux tout ce qui leur est nécessaire.
Et que ceux-ci le reçoivent de ceux qui sont au-dessus d'eux.
Cependant il arrive assez souvent que ceux qui commandent perdent les bonnes grâces du Père de famille, pendant que ceux qui obéissent les conservent.
Et que ceux qui sont commis pour être les dispensateurs de ses biens méritent de sentir les effets de son indignation, au lieu que ceux qui ne subsistent que par leur moyen se maintiennent toujours dans son amour.
Il faut donc inciter ceux qui font des charités aux autres à considérer que Dieu les a établis pour être les dispensateurs des biens qu'il a destinés pour la subsistance de ceux qui sont dans la nécessité, et qu'ainsi ils se doivent de leur distribuer avec une disposition d'autant plus humble qu'ils savent que ces biens ne leur appartiennent point.
Qu'étant établis pour servir ceux avec qui ils partagent les biens qu'ils ont reçus, ils ont plus de sujet de s'humilier et de craindre que de s'enorgueillir et de s'en élever.
C'est pourquoi ils sont obligés de prendre soigneusement garde à ne pas distribuer indiscrètement et injustement ces biens qui leur ont été confiés, soit en donnant quelque chose à ceux à qui il ne faut rien donner, on en ne donnant rien à ceux à qui il faudrait donner quelque chose.
On encore en donnant beaucoup à ceux qui ont besoin de peu, ou peu à ceux à qui ils devraient donner beaucoup, ou en rendant inutile la distribution de ces biens à cause de leur précipitation à la faire, ou en affligeant trop l'esprit de ceux qui leur en demandent c'est-à-dire en différant trop à leur accorder.
Également en se laissant aller à quelque désir d'en tirer de la reconnaissance ou en n'empêchant pas que la recherche d'une louange passagère n'éteigne l'ardeur de leur charité.
Ou en n'arrêtant pas la tristesse qui pourrait traverser leur aumône ou en prenant trop de complaisance de l'avoir faite comme il faut.
Enfin ils doivent veiller autant qu'ils en sont capables à ne pas s'attribuer le mérite d'avoir bien fait toutes ces choses, de crainte qu'ils ne le perdent après les avoir fidèlement pratiquées.
Mais, afin qu'ils ne s'attribuent pas le mérite de leurs libéralités, il est également requis qu'ils écoutent ce que dit l'Apôtre saint Pierre : « Si quelqu'un sert dans quelque ministère, qu'il y serve comme agissant que par la vertu que Dieu donne ». 1P (4,11).
Afin qu'ils n'aient point de complaisance dans ce qu'ils feront de mieux en ce point, qu'ils considèrent ce que dit Jésus-Christ : « Lorsque vous aurez fait tout ce qui vous avait été commandé, dites : nous sommes des serviteurs inutiles ; nous avons fait ce que nous étions obligés de faire ». Lc (17,10)
Afin qu'ils n'aient jamais le regret d'avoir fait quelque aumône, qu'ils apprennent de saint Paul : « que Dieu aime ceux qui donnent avec joie » (1Cor9).
Afin qu'ils s'empêchent de désirer des louanges passagères dans les chants qu'ils font, qu'ils remarquent cette instruction que nous donne Jésus-Christ : « Que votre main gauche ne regarde pas ce que fait votre main droite », c'est à dire que la vue d'une gloire passagère ne se mêle point dans la sage et pieux don que vous faites de votre bien, et que le désir d'en être considéré n'y ait aucune part. Mt (6,3)
Afin qu'ils ne s'attendent jamais, dans le bien qu'ils font, à recevoir la même chose de ceux à qui ils le font, qu'ils écoutent et retiennent cette autre instruction de Jésus-Christ : « Lorsque vous donnerez à boire ou à souper, ne conviez ni vos amis, ni vos frères, ni vos parents, ni vos voisins qui sont riches, de peur qu'ils en vous invitent ensuite à leur tour et qu'ainsi ils ne vous rendent ce qu'ils avaient reçu de vous. Mais lorsque vous faites un festin, conviez-y les pauvres, les estropiés, les boiteux, les aveugles et vous serez heureux ce qu'ils n'auront pas le moyen de vous le rendre ». Lc (4, 12-13)
Afin qu'ils ne différent pas à donner ce qu'ils doivent donner dès qu'on le leur demande, qu'ils fassent attention à cet avis du sage : « ne renvoyez jamais votre ami au lendemain quand vous pouvez lui donner sur l'heure ce qu'il vous demande ». Pv (3,16)
Afin qu'ils ne distribuent pas inutilement les biens qu'ils possèdent, sous prétexte d'en faire largesse, qu'ils fassent réflexion sur cette expression de l'Ecriture : « Que votre aumône tienne longtemps en votre main, qu'elle en devienne comme moite et suante ». (Pas de ref.)
Afin qu'ils ne tombent point dans le défaut contraire de donner beaucoup quand il faut donner peu, qu'ils ne s'emportent point dans l'impatience lorsqu'ils ne pourront supporter la nécessité ou leur libéralité excessive les aura réduits, qu'ils écoutent cette parole du même saint Paul : « Je n'entends pas que les autres soient soulagés et que vous soyez surchargés, mais que pour ôter l'inégalité qui se trouve en vous, votre abondance supplée maintenant à leur pauvreté, afin que leur pauvreté soit soulagée un jour par leur abondance. » 2Cor (8, 13-14).
Car quand une personne qui donne beaucoup n'a pas encore la force de supporter le poids de la pauvreté, il se procure à lui-même dans les grandes aumônes une occasion et un sujet d'impatience.
Ainsi afin qu'il soit en état, ou de donner beaucoup de son bien, ou même de le donner tout entier, il faut qu'il dispose auparavant son esprit à en souffrir patiemment toutes les fuites, de crainte que, ne supportant pas assez constamment la nécessité qui lui en arrive, il ne perde le prix et les mérites de ses aumônes précédentes, et qu'après cela le murmure ou il se laissera aller ne cause la perte de son âme.
Afin qu'ils n'aient pas la dureté de ne rien donner du tout à ceux à qui du moins ils doivent donner quelque peu de chose, qu'ils observent cet ordre de Jésus-Christ : « Donnez à tous ceux qui vous demandent ». Luc (6 ;30)
Enfin, pour ne point se laisser aller à donner quoi que ce soit à ceux à qui ils ne doivent rien donner du tout, qu'ils écoutent cet avis du sage : « Donnez aux gens de bien et laissez-là les personnes déréglées. Faites du bien à ceux qui sont modestes et humbles et ne donnez rien aux impies ». Ec (12, 5-6)
Qu'ils confirment encore l'avis que Tobie donne à son fils : « Mangez, lui dit-il, votre pain et buvez votre vin sur le tombeau des justes, et non avec les pêcheurs ».Tb (4, 18)
C'est manger son pain et boire son avec les pêcheurs, que d'assister de ses biens les méchants en vue de ce qui les rend méchants.
Et c'est ce que font certains riches du monde qui n'ont aucun trouble de conscience d'entretenir des comédiens et des bouffons avec des dépenses et des profusions immenses, pendant que les pauvres de Jésus-Christ meurent de faim.
Ceux-là ne tombent point dans ce désordre qui donnent du pain à un homme qui en a nécessité quoiqu'il soit pêcheur, quand ils le lui donnent, non en tant que pêcheur, mais en le considérant comme un homme, parce qu'alors ils n'aiment pas sa faute mais ils en ont vu la nature.
Enfin il faut avertir ceux qui donnent de leurs biens aux pauvres, qu'en tâchant de racheter leurs péchés par leurs aumônes, ils doivent bien prendre garde de ne pas en commettre de nouveaux.
Car autrement ce serait traiter Dieu comme si la justice était vénale, et s'imaginer qu'en lui donnant de l'argent après l'avoir offensé on peut acheter l'impunité de ses crimes.
« L'âme, comme dit Jésus-Christ, vaut mieux que la nourriture et le corps que le vêtement ».Mt (6, 25)
Ainsi celui qui donne aux pauvres de quoi se nourrir et de quoi se vêtir, mais qui en même temps souille son corps et son âme par le péché, fait servir à la piété et à la justice ce qui est moins considérable et abuse de ce qui est sans comparaison plus précieux car il sacrifie son âme au démon.
Au contraire il faut remettre devant les yeux de ceux qui s'efforcent de ravir le bien d'autrui la sentence que Jésus-Christ prononcera quand il viendra pour juger les hommes.
Car alors il dira : « J'ai eu faim, vous ne m'avez pas donné à manger. J'ai eu soif, vous ne m'avez pas donné à boire. J'ai eu besoin de logement, vous ne m'avez pas logé. J'ai été sans habits, et vous ne m'avez pas revêtu. J'ai été malade et en prison, et vous ne m'avez pas visité. » Mt (25)
Et il leur dira auparavant : « Retirez vous de moi, maudits, et allez eu feu éternel qui a été préparé pour le diable et pour les anges ».
Jésus-Christ ne reproche point à ceux à qui il parle de la sorte qu'ils ont commis des rapines et des violences, cependant il les condamne aux flammes éternelles.
Avec quelle rigueur seront donc punis ceux qui ravivent le bien d'autrui, puisque ceux qui ne font pas un bon usage du leur seront punis si rigoureusement ?
Et combien seront redevables à la justice de Dieu ceux qui ravissent le bien de leur prochain, si c'est un crime qui mérite un si grand châtiment que de ne pas donner du sien aux pauvres ?
Et enfin que deviendront les injustes et les violents, si on est traité de la sorte pour n'avoir pas été assez charitable ?
Quand donc ils forment des desseins sur des biens qui ne leur appartiennent point, il faut les mettre devant les yeux ces paroles d'un prophète : « Malheur à celui qui multiplie ses biens en y ajoutant ceux des autres. Pourquoi continue-t-il ainsi d'amasser autour de soi un tas épais boue ? » Ab (2,6)
Car c'est amassez un tas épais de boue que d'accumuler des richesses par de grands crimes et de grandes injustices.
Quand ils songent à élever quantité de maisons magnifiques, il faut les avertir de considérer ces paroles du Prophète Isaïe : « Malheur à vous qui bâtissez incessamment de nouvelles maisons, et qui joignez de nouvelles terres aux vôtres, jusqu'aux lieux ou vous ne pouvez plus vous étendre ! Croyez-vous donc que vous occuperez ainsi seuls toute la terre ? »Is (5,8)
Comme s'il voulait leur dire : pourquoi cherchez vous à vous étendre vous qui ne pouvez supporter que les autres partagent avec vous le monde ?
Mais vous avez beau empiéter sur vos voisins, vous devrez toujours assumer le préjudice que vos leur causez.
Lorsqu'ils ressentent de fortes passions d'amasser de l'argent, il faut leur représenter ce que le Sage dit : « L'avare ne pourra jamais être rempli de son argent. Quiconque aime les richesses n'en tirera aucun fruit. »
En s'appliquant à le répandre utilement, au lieu de le garder parce qu'il l'aime trop, il en tirera un vrai fruit, sans les laisser après la mort en n'en ayant tiré aucune utilité.
Quand ils n'ont pour but dans tout ce qu'ils font que de s'enrichir rapidement, il faut leur rappeler cet avis du Sage : « Quiconque cherche à se faire bientôt riche ne sera point innocent ».Pv (18,20)
Car quiconque a l'ambition de se faire riche ne se soucie point d'éviter le péché, pourvu qu'il le devienne, de sorte que, regardant avidement l'appât des biens de la terre, il se laisse prendre comme un oiseau au filet, ne songeant aucunement aux liens du péché qui le suffoquent.
Quand ils souhaitent les gains de la vie présente, de quelque nature que ce soit, et qu'ils n'envisagent point la perte qui doit leur arriver, il faut leur dire ce que dit le même Sage : « Un bien qui a été acquis au commencement avec trop de précipitation ne sera jamais béni de Dieu sur la fin. »Pv (20, 21)
Or nous commençons dans cette vie à acquérir la bénédiction de Dieu qui nous est réservée pour la fin. Ceux donc qui ont trop de précipitation au commencement à acquérir du bien, ne recevront point à la fin cette bénédiction, parce que l'avarice les porte malheureusement à se faire ici puissamment riches.
Ils perdent le patrimoine et l'héritage qu'ils devront posséder dans toute l'éternité.
Quand ils désirent beaucoup de choses, ou qu'ils sont en état d'acquérir tout ce qu'ils peuvent désirer, il faut les faire réfléchir sur ces paroles de Jésus-Christ : « Que sert à un homme de gagner tout le monde et de se perdre soi-même ? »Mt (16,26)
Car c'est comme si Jésus-Christ disait : « Que sert à un homme de posséder tous les biens de ce monde qui sont hors de lui si, en perdant son âme, il se perd lui-même ? »
Or la manière la plus utile de corriger l'avarice de ceux qui ravissent le bien d'autrui est de tâcher de leur faire comprendre, dans les exhortations qu'on leur fait, combien cette vie est passagère, et de leur rapporter les exemples de ceux qui, après avoir fait tous leurs efforts pour s'enrichir dans ce monde, n'ont pu jouir longtemps des richesses qu'ils avaient acquises parce qu'en un moment, une mort avancée leur a ravi tout d'un coup ce que leur malice n'avait pu amasser qu'en bien du temps et à diverses reprises.
Ils n'ont pas seulement laissés dans ce monde ce qu'ils avaient pris injustement, ils ont encore été obligés d'en rendre compte devant le trône de la divine justice.
Il faut donc leur représenter les exemples de ces personnes afin que, les condamnant dans leurs discours et leurs paroles, ils aient honte de leur imiter dans leur conduite.
De quelle manière il faut instruire ceux qui se contentant de ne point prendre le bien d'autrui ne donnent point du leur, et ceux qui donnent de leur bien mais prennent en même temps celui des autres.
Il faut instruire ceux qui ne désirent point le bien d'autrui, mais aussi qui ne donnent pas de leur bien propre, autrement que ceux qui donnent du leur et qui ne cessent pas de ravir celui des autres.
II faut dire à ceux qui ne désirent pas le bien d'autrui, et qui néanmoins ne donnent rien du leur, qu'ils doivent soigneusement observer que tous les hommes ont été tirés de la terre, que la terre est commune à tous, et que ce qu'elle produit dans son sein doit servir à les nourrir tous : que c'est donc en vain que ceux-là se croient innocents qui s'approprient à eux seul les biens que Dieu a rendu communs, puisqu'en ne partageant pas avec les autres ce qu'ils ont reçu, ils deviennent meurtriers et homicides ; parce que retenant pour eux seuls un bien qui est destiné de Dieu pour les pauvres, on peut dire que lorsque les pauvres périssent de misère, ils en tuent tous les jours autant qu'ils en auraient pu nourrir.
Apres tout, lorsque nous donnons de quoi subsister à ceux qui sont dans la nécessité, ce n'est pas tant un don que nous leur faisons de ce qui est à nous, que c'est un bien que nous leur rendons qui leur appartient : ce n'est pas tant une oeuvre de miséricorde que nous leur faisons, qu'une dette que la justice nous oblige de leur payer. C'est pourquoi lorsque Jésus-Christ nous veut apprendre la manière dont nous devons faire l'aumône, il nous dit: Prenez, garde de ne pas faire votre justice devant les hommes (Mt 6, 1). Il appelle l'aumône que nous faisons aux pauvres une justice. Et David parle encore dans le même sens lors qu'il dit : il a donné et distribué son bien aux pauvres, sa justice demeurera éternelle (Ps 111, 9). Il a mieux aimé appeler l'aumône dont il venait de parler une justice qu'une miséricorde, parce qu'il est très juste que ceux qui ont reçu ce qu'ils possèdent de celui qui est le Père et le Maître de tous, l'emploient aussi pour le bien de tous. C'est pourquoi Salomon dit, qu'un homme juste s'attache continuellement à faire du bien aux autres (Pv 22, 6).
Il faut leur dire encore d'observer soigneusement que Jésus-Christ ce Jardinier sévère s'est plaint du figuier (Lc 13) où il ne trouva point de fruit, de ce qu'il occupait inutilement la terre : que le figuier occupe inutilement la terre, quand l'avare retient inutilement ce qui pouvait être utile à plusieurs ; et qu'il l'occupe encore inutilement lorsqu'un homme est assez misérable pour couvrir de l'ombre de sa paresse et de sa lâcheté une terre qu'un autre aurait pu faire valoir étant échauffée par ses bonnes actions comme par autant de rayons du Soleil de justice.
Ces personnes disent quelquefois : nous usons de ce que Dieu nous a donné, nous ne désirons point le bien d'autrui ; et si nous ne faisons point de bonnes oeuvres qui méritent récompense, nous n'en faisons point aussi de mauvaises. Ce sont-là leurs pensées: mais ils n'auraient garde de les avoir, s'ils ne se rendaient sourds à la parole de Dieu. Car il n'est pas di de ce riche de l'Evangile, qui s'habillait de pourpre et de lin et qui se traitait tous les jours magnifiquement, qu'il eût pris le bien d'autrui, mais seulement qu'il n'avait pas employé le sien à de bonnes oeuvres : et il a été précipité après sa mort dans les flammes de l'enfer, non pour avoir fait quelque chose d'illicite, mais pour s'être abandonné à la jouissance des choses permises sans en user avec la modération que Dieu commande. C'est pourquoi il faut représenter à ces personnes attachées à leur bien que la première injure qu'ils font à Dieu c'est de ne lui faire aucun sacrifice de miséricorde de tous les biens qu'il leur a si libéralement donné. C'est ce qui a fait dire au Prophète Roi : il ne donnera rien à Dieu pour se réconcilier avec lui ; il ne payera point le prix de son aîné. Car donner le prix de son âme, c'est rendre à Dieu de bonnes actions faites par le secours de sa grâce qui nous prévient. C'est pourquoi saint Jean s'écrie : la cognée est déjà à la racine des arbres. Tout arbre donc qui ne produit point de bons fruits, sera coupé et jeté au feu (Lc 3, 9). Que ceux donc qui se croient innocents du fait qu'ils semblent ne pas porter de mauvais fruits en ne ravinant point le bien d'autrui, ne laissent pas de craindre le coup de tête qui les frappera bientôt ; et qu'ils sortent de cet assoupissement où leur imprudente sécurité les jette, puisque, négligeant d'en porter des bons en ne pratiquant pas de bonnes oeuvres, ils seront arrachés comme des arbres qui n'ont aucune verdeur, et qui sont secs jusques dans la racine.
Il faut dire au contraire à ceux qui donnent leur bien et qui ne cessent pas de ravir celui d'autrui, qu'il est à craindre que la magnificence qu'ils veulent faire paraître dans leurs libéralité, ne soit qu'une fausse apparence de charité qui les rende encore pires qu'ils ne sont car donnant leur bien d'une manière si indiscrète, ils ne se laissent pas seulement aller à l'impatience et au murmure, comme nous avons dit ci-devant, mais encore venant à être pressés par la pauvreté, ils tombent dans l'avarice. Cependant y a-t-il rien de plus misérable au monde qu'une âme en qui la libéralité fait naître l'avarice, et dans qui la vertu même est comme une semence qui produit une infinité de vices et de péchés ?
Il faut donc d'abord les avertir, de savoir posséder sagement leur bien, et ensuite de ne désirer point celui d'autrui. Car à moins que l'on ne commence d'arracher la racine de leurs désordres en arrêtant la profusion qu'ils font de leur bien, on ne pourra jamais faire mourir l'épine de leur avarice qui s'augmente et se fortifie par ces actions de prodigalité, comme par autant de nouvelles branches qu'elle produit. On leur ôte donc l'occasion de prendre le bien d'autrui, quand on leur apprend la manière juste de posséder leur propre bien ; qu'on leur fait comprendre qu'ils seront capables de faire des aumônes du bien qu'ils possèdent, lorsqu'ils auront appris à ne point corrompre ces actions de miséricorde envers le prochain par le mélange des rapines et des injustices qu'ils commettent, et qu'ils ne raviront point par violence ce qu'ils veulent donner par charité.
En effet il y a bien de la différence entre faire des oeuvres de miséricorde pour racheter ses péchés ou commettre des péchés pour en faire ensuite des oeuvres de miséricorde : et des oeuvres faites de la sorte ne peuvent point être appelées des oeuvres de miséricorde, parce que la racine amère empoisonnée de la violence et de la rapine ne peut produire le doux fruit de la charité. C'est pourquoi Dieu parlant par la bouche de son Prophète rejette ces sortes de sacrifices lors qu'il dit : Je suis le Seigneur qui aime la justice et qui hait les holocaustes qui viennent de rapine et de volerie. Et ailleurs : Les hosties des méchants sont abominables, parce qu'elles sont le fruit de leurs crimes (Pv 27, 17).
Il arrive aussi souvent que ces personnes ravissent aux pauvres mêmes ce qu'elles offrent à Dieu. Mais Dieu fait bien voir dans l'Ecriture qu'il rejette ces dons avec horreur, puisque le Sage dit, Que celui qui offre à Dieu un sacrifice du bien des pauvres, fait comme un homme qui tuerait le fils aux yeux du père. Qu'y a-t-il de plus insupportable à un père que de voir tuer son fils devant ses yeux ? Cependant le Sage, pour faire voir avec quel oeil d'indignation et de colère Dieu regarde les sacrifices qu'on lui offre du bien des pauvres, compare les sentiments qu'il en a à ceux où serait un père dont on aurait tué le fils en sa présence.
Ce qui fait que ces personnes se trompent ainsi malheureusement elles-mêmes, c'est qu'elles considèrent beaucoup ce qu'elles donnent, et qu'elles se dissimulent à elles-mêmes ce qu'elles prennent. Ainsi ne songeant qu'à la récompense de leurs bonnes actions, dont elles se tiennent comme assuré, elles ne veulent en aucune sorte penser à leurs injustices et à leurs péchés. Il faut donc leur représenter qu'un Prophète les compare à ceux qui après avoir amassé de grands trésors, les mettent dans des sacs percez (Ag 1, 6), et qui par conséquent, quoiqu'ils voient l'argent qu'ils mettent dans ces sacs, ne s'aperçoivent pas néanmoins quand ils le perdent. Car en effet ceux qui regardent combien ils donnent et qui ne considèrent pas combien ils prennent aux autres, mettent proprement leurs biens et leurs trésors dans des sacs percés ; parce qu'en les distribuant aux autres, ils envisagent la récompense qu'ils en attendent, mais ils ne voient pas qu'ils les perdent et que leur espérance est frustrée, du fait que ces biens soient acquis injustement.
De quelle manière il faut instruire ceux qui sont sujets à quereller, et ceux qui aiment la paix.
Il faut agir avec ceux qui sont remuants et querelleux, autrement qu'avec ceux qui sont paisibles et tranquilles. Il faut dire aux premiers qu'ils doivent s'assurer que quelque vertu qu'il y ait en eux, ils ne pourront jamais devenir rayement spirituels, s'ils n'ont soin de s'unir avec le prochain par la paix et la concorde, puisque saint Paul dit que les fruits de l'esprit sont la charité, la joie et la paix ; et par conséquent que quiconque n'a pas soin d'avoir la paix et l'union avec les autres, témoigne en cela ne vouloir pas porter ce fruit de l'esprit.
C'est ce qui a porté le même Apôtre écrivant aux Corinthiens à leur faire ce reproche : puisqu'il y a parmi vous des jalousies et des disputes, n'est-il pas visible que vous êtes charnels (1 Co 3, 3)? Et c'est ce qui lui fait dire ailleurs : Tâchez d'avoir la paix avec tout le monde, et de conserver la sainteté sans laquelle nul ne verra Dieu. Travaillez, avec soin, dit-il encore aux Ephésiens, à conserver l'unité d'un même esprit par le lien de la paix. Il n'y a parmi vous qu'un corps et qu'un esprit, comme il n'y a qu'une espérance à laquelle vous avez été appelez (Ep 4, 3). On n'arrive donc point à cette espérance à laquelle nous avons été appelés, à moins que l'on n'y tende et que l'on n'y coure étant unis en esprit avec le prochain.
Mais souvent il se voit de certaines personnes qui se trouvant doué de quelques avantages particuliers, perdent en s'en élevant celui de l'union et de la paix, qui est le plus considérable. II y en a par exemple qui, parce qu'ils sont plus tempérants et plus sobres que les autres, refusent de s'accorder et de faire aucune liaison avec ceux qui sont moins tempérants et moins sobres qu'eux. Mais en séparant ainsi la tempérance de la concorde, ils sont bien éloignez de suivre l'avis que donne le Prophète Roi dans ces paroles : louez Dieu avec des tambours et des concerts de musique (Ps 150, 4). Car le tambour est fait d'une peau sèche qui résonne quand on vient à le frapper et les concerts de musique sont composés de plusieurs voix unies ensemble pour faire un même accord. Ainsi quiconque mortifie et afflige sa chair, sans se mettre en peine de conserver l'union et la paix entre les autres, il loue Dieu comme avec un tambour, mais il ne le loue pas avec les concerts de musique.
Il s'en voit aussi quelques-uns qui, parce qu'ils sont plus fervents que les autres, se retirent de leur compagnie, et s'éloignent avec d'autant moins de raison de l'esprit d'humilité et de paix, qu'ils deviennent plus éclairés et plus sages selon leur sens. Mais que ces sortes de personnes considèrent ces paroles de Jésus-Christ: ayez du sel en vous, et conservez la paix entre vous (Mc 9, 49). En effet le sel, c'est à dire la sagesse sans la paix est moins un don de vertu et de grâce qu'une marque et un sujet de damnation. Et par conséquent ils sont d'autant plus criminels qu'ils sont plus intelligents, puisque leur faute est plus inexcusable, et qu'ils méritent d'en être punis avec une sévérité d'autant plus grande, qu'ils pouvaient l'éviter avec prudence s'ils l'avaient voulu. C'est à ces sortes de gens que ces paroles de saint Jacques s'adressent : si vous avez, dans le coeur une amertume de jalousie et un esprit de contention, ne vous glorifiez point faussement d'être sages, et ne mentez point contre la vérité. Ce n'est pas là la sagesse qui vient d'en-haut, mais c'est une sagesse terrestre, animale et diabolique. Mais la sagesse qui vient d'en-haut est premièrement chaste, puis amie de la paix (Jc 3, 14). Elle est chaste, parce qu'elle a une intelligence pure, et elle est amie de la paix parce que l'orgueil ne rompt point la société et la liaison qu'elle doit avoir avec le prochain.
Il faut donc dire à tous ceux qui aiment les dissensions et les querelles, que tant qu'ils ne seront point unis par la charité avec le prochain ils ne pourront faire aucune action ni offrir aucun sacrifice à Dieu qui lui soit agréable, selon cette vérité de l'Evangile : Si lorsque vous présentés votre don à l'Autel vous vous souvenez que votre frère a quelque chose contre vous, laissez là votre don devant l'Autel, et allez-vous réconcilier auparavant avec votre frère, et puis vous viendrez offrir votre don (Mt 5, 23). On doit juger par ce commandement de Jésus-Christ combien grande est la faute de ceux qui conservent un esprit de rancune et de division, puisque Dieu rejette ainsi leur sacrifice. Et si tous les autres péchez qu'on a commis en sa vie peuvent être effacés par les bonnes actions qu'on vient à faire ensuite, considérons quel doit être le péché de la discorde, puis qu'on ne peut faire aucun bien qu'auparavant on ne l'ait entièrement détruite.
Il faut enfin dire à ceux qui aiment les querelles, que s'ils ne veulent pas écouter en cela ce que Dieu leur commande, ils jettent du moins les yeux de leur âme sur ce qui se passe sur la terre, et qu'ils considèrent que les oiseaux d'une même espèce ne se quittent point en volant dans l'air, et que les animaux paissent ensemble dans les mêmes pâturages. Car si nous faisons une sérieuse réflexion sur l'instinct des bêtes, nous trouverons que des animaux qui n'ont point de raison nous montrent en s'accordant si bien ensemble, quel grand mal les hommes commettent en ne se pouvant accorder entre eux, puisqu'ils n'ont pu conserver avec toute leur raison, ce que ces bêtes gardent toujours par le seul instinct de la nature.
Au contraire il faut dire à ceux qui sont d'une humeur paisible qu'il est à craindre pour eux, qu'en aimant plus qu'ils ne doivent la paix dont ils jouissent, ils ne désirent pas assez de parvenir à cette paix éternelle qui nous est promise. Car il arrive ordinairement que le repos dont les hommes jouissent, ne leur laissant rien éprouver de fâcheux dans le bien qu'ils possèdent, ils trouvent moins d'attraits dans celui qu'ils espèrent ; et que plus ils tirent de satisfaction des choses présentes, moins ils ont d'ardeur pour les éternelles, parce qu'elles sont éloignées. Aussi Jésus-Christ distinguant la paix de la terre de celle du Ciel, et portant ses Disciples à pacifier de la paix de la vie présente à celle de la vie future, leur dit : Je vous laisse ma paix, je vous donne ma paix (Jn 14, 27) ; c'est à dire, je vous laisse la paix qui doit passer avec la vie, et je vous donne celle qui doit durer éternellement. Si donc le coeur demeure attaché à cette paix que Jésus-Christ a laissée pour un temps, il ne parviendra jamais à celle qu'il doit donner dans l'éternité. Il faut donc conserver tellement la paix de la vie présente, qu'on l'aime et qu'on la méprise en même temps, de crainte qu'en l'aimant trop, cet amour ne vienne à rendre l'âme criminelle.
C'est pourquoi il faut représenter à ceux qui sont d'une humeur paisible, qu'il est à craindre pour eux qu'en aimant trop une paix qui n'est qu'humaine, ils cessent tout à fait de reprendre et de corriger les dérèglements des hommes, et qu'en s'accordant ainsi avec les méchants ils ne perdent la paix qu'ils ont avec Dieu ; et que Dieu en punition de la crainte qu'ils ont de se mettre extérieurement mal avec les hommes, ne rompe l'alliance qu'il avait contractée avec eux au fond de leur coeur. Car la paix que les hommes ont entre eux dans cette vie passagère, n'est rien autre chose qu'un vestige de cette paix intérieure qui doit durer éternellement. Quelle folie ferait-ce donc à un homme d'aimer des pas qu'il verrait imprimé sur la poussière, et de n'aimer pas celui qui les aurait imprimés.
David se renfermant tout entier dans les avantages de cette paix intérieure, proteste qu'il n'avait point de liaison avec les pécheurs lorsqu'il dit en s'adressant à Dieu : Seigneur, n'êtes-vous pas témoin que je hais ceux qui vous haïssent, et que je suis animé de zèle contre ceux qui s'élèvent contre vous ? Je les hais d'une haine parfaite ; et ils se sont rendu mes ennemis (Ps 128, 23) ? Haïr d'une haine parfaite ceux qui s'élèvent contre Dieu, c'est aimer en eux leur être, et improuver et reprendre fortement leur mauvaise conduite ; c'est leur rendre service dans tout ce qui regarde les besoins de la vie présente, et leur être contraire dans leurs dérèglements et leurs désordres.
Mais au reste, on peut juger combien grand doit être le crime que l'on commet, quand pour être bien avec les méchants on cesse de les reprendre fortement de leurs crimes ; puisqu'un Prophète d'un aussi grand mérite qu'était David, offre à Dieu comme un sacrifice de s'être attiré pour ses intérêts l'aversion des impies. C'est pour cette raison qu'il est dit dans l'Ecriture que la Tribu de Levi (Lv 25) consacra ses mains au service du Seigneur, parce qu'ayant traversé tous les rangs du peuple qui l'avait offensé, elle n'avait point épargné les criminels. C'est pour cette même raison que Phinées méprisant l'amitié de ceux de son peuple qui avaient péché contre Dieu, passa de même au fil de l'épée ceux qui avaient des commerces honteux avec les Madianites ; et par ce saint emportement de zèle pour les intérêts de Dieu, il détourna la colère de Dieu de dessus le reste du peuple. Et c'est ce qui a fait dire à Jésus-Christ même : ne pensez, pas que je sois venu apporter la paix sur la terre ; je ne suis pas venu y apporter la paix, mais l'épée (Mt 10, 34). En effet, lorsque nous nous lions inconsidérément d'amitié avec les méchants, nous nous rendons coupables de leurs crimes. D'où vient que Josaphat, que l'Ecriture comble de tant de louanges à cause de la vie sainte qu'il avait menée, est repris de la même Ecriture comme un homme presque entièrement perdu, parce qu'il s'était lié d'amitié avec le Roi Achab qui était un impie. Voici ce que Dieu lui a dit par un de ses Prophètes : vous assistez un impie et vous vous liez d'amitié avec ceux qui haïssent le Seigneur, et c'est ce qui devrait déjà vous avoir fait encourir son indignation. Cependant il ne vous l'a pas encore fait ressentir, parce que vous avez fait quelques actions qui lui ont été agréables, en détruisant tous les Temples des faux dieux dans les terres de Juda.
On n'a donc pas plutôt fait alliance et amitié avec les pécheurs qu'on s'éloigne effectivement de Dieu, qui étant souverainement parfait ne peut souffrir rien d'impur et de corrompu.
Il faudra donc avertir ceux qui seront d'une humeur paisible, de ne pas craindre dans les occasions où ils sont obligés de reprendre les autres, de perdre la tranquillité dont ils jouissent; mais de prendre garde seulement de conserver dans leur coeur une charité entière et parfaite pour ceux qu'ils reprennent, et de garder toujours intérieurement avec eux la paix, qu'ils semblent rompre au dehors par la force de leurs réprimandes.
Et c'est ce que David témoigne avoir exactement observé, quand il dit : j'ai gardé la paix avec ceux qui ne l'ont pas voulu garder avec moi, et lorsque je leur parlais, ils me faisaient injustement la guerre (Ps 112, 7). Ce Prophète parlait, et on lui faisait la guerre ; et cependant, quoi qu'on lui fit la guerre, il ne laissait pas d'avoir la paix avec ceux qui la lui faisaient ; parce qu'il ne laissait pas de les reprendre de leur folie, et qu'en même temps qu'il les en reprenait, il ne cessait pas de les aimer.
C'est aussi ce que saint Paul a voulu recommander par ces paroles : vivez, en paix si cela se peut, et autant qu'il est en vous, avec toutes sorte de personnes (Rm 12, 18). Cet Apôtre portant ses disciples à vivre en paix avec tout le monde, a joint ces deux conditions: Si cela se peut, et autant qu'il est en vous : car il prévoyait qu'il leur serait bien difficile dans la nécessité où ils seraient de faire la guerre aux vices, de pouvoir vivre en paix avec toutes sortes de personnes. Mais parce que quand nous troublons ainsi pour un temps la fausse paix des méchants par les réprimandes que nous leur faisons, nous sommes obligés de la garder toujours inviolablement à leur égard au fond de notre coeur. Saint Paul a ajouté, autant qu'il est en vous : car c'est comme s'il disait, parce que la paix dépend de l'accord de deux personnes, s'il arrive qu'elle ne soit plus dans ceux dont vous reprenez les vices, tâchez qu'elle se conserve toute entière en vous qui les en reprenez. C'est pourquoi il donne encore cette instruction à ses disciples que si quelqu'un n'obéit plus à ce que nous ordonnons par notre lettre, marquez-le entre les autres, et n'ayez point de commerce avec lui, afin qu'il en ait de la confusion et de la honte ; et ne le considérez pas néanmoins comme un ennemi, mais avertissez-le comme votre frère (2 Th 3, 15). Comme s'il voulait dire : rompez extérieurement la paix avec lui, mais gardez-la à son égard dans le fond de votre coeur, afin que d'une part le différend qui parait être entre vous et lui, lorsque vous le reprenez, puisse toucher son coeur ; et que de votre part vous demeuriez toujours dans la disposition de vivre en paix avec lui, quoi qu'il le refuse.
De quelle manière il faut instruire ceux qui sèment des discordes, et ceux qui sont pacifiques.
Ceux qui sèment des discordes doivent être instruits autrement que ceux qui sont pacifiques. Il faut exhorter ceux qui sèment des discordes à considérer de qui ils se rendent sectateurs en les semant. Car c'est de l'Ange Apostat que Jésus-Christ dit, parlant de l'ivraie qui avait été semée sur le bon grain : c'est mon ennemi qui l'y a semée ; et c'est d'un des membres de cet Apostat dont Salomon parle quand il dit : un homme apostat accoutumé à ne rien faire, fait paraître en marchant une bouche toute contrefaite, il fait signe des yeux, il frappe la terre de son pied, il se sert de ses doigts pour exprimer ses pensées, il machine toujours dans son coeur quelque méchant dessein, et cherche toujours l'occasion de faire naître de nouvelles querelles (Pv 6, 12). Le Sage voulant parler d'un homme qui cherche à semer des querelles et des discordes, il le nomme Apostat, parce que s'il n'avait quitté Dieu auparavant dans son coeur, comme avait fait cet Ange superbe, il ne s'attacherait pas comme il fait à semer des sujets de discorde au dehors. Et ce n'est pas sans raison que le Sage lui attribue de faire signe des yeux, d'exprimer ses pensées par ses doigts, et de frapper la terre de ses pieds. Car le soin qu'on a de bien régler l'intérieur, est ce qui maintient le corps dans la bienséance et dans la modestie. Et ainsi quiconque a perdu en se déréglant intérieurement la ferme assiette de sort âme, se trouve ensuite au dehors plein d'une agitation et d'une inconstance qui fait assez voir qu'il n'a au fond de son coeur aucune racine ni aucun principe de vertu qui le fixe et qui l'arrête.
Ceux qui sèment ainsi des querelles, doivent peser ces paroles de l'Evangile : bienheureux sont les pacifiques parce qu'ils seront appelle enfants de Dieu (Mt 5, 9) ; et conclure au contraire que si ceux qui procurent la paix sont appeliez enfants de Dieu, ceux qui la troublent ne peuvent être que les enfants du Diable.
En effet tous ceux à qui la discorde fait perdre ce qu'ils ont de vertu et de vie en les séparant de la charité qui est leur racine, deviennent secs et arides ; en sorte que quoi qu'il puissent paraître de bons fruits en leurs actions, ils ne sont dans la vérité de nulle considération devant Dieu, puisqu'ils n'ont point pour principe l'esprit de la charité qui est un esprit de paix et d'union.
Et c'est ce qui doit porter ceux qui sèment des querelles, à penser sérieusement combien ils commettent de péchés en semant des discordes, puisqu'ils arrachent par cette seule action du coeur des hommes toutes les vertus ensemble. Car en semant des sujets de discorde entre des personnes qui vivent en paix, ils éteignent en eux la charité qui est la mère de toutes les vertus. Et comme il n'y a rien de plus précieux devant Dieu que la vertu de la charité, le démon n'a point de plus grand plaisir que de l'étouffer et de l'éteindre. Celui donc qui en semant des discordes étouffe cette vertu dans l'âme du prochain, ne peut rendre de service plus agréable à l'ennemi de Dieu, parce que comme cet Ange malheureux est tombé du haut état de la félicité pour avoir perdu l'amour de Dieu, celui-ci tâche en faisant mourir cet amour dans les coeurs qu'il a blessé par la discorde qu'il y a semée, de leur couper le chemin par où ils pourraient arriver à cette même félicité. Au contraire, il faut dire à ceux qui aiment et procurent la paix, que pour ne diminuer point le mérite d'une si bonne action, ils doivent savoir qui sont ceux entre lesquels il faut établir une bonne et solide paix. Car comme c'est un grand mal qu'il n'y ait point d'union entre les gens de bien, c'en est un beaucoup plus dangereux, qu'il y en ait quelqu'une parmi les méchants ; parce que si la paix les unit dans leur malice, elle les fortifiera aussi à faire le mal, et ils s'animeront d'autant plus vivement à accabler les gens de bien, qu'ils s'accorderont davantage dans leur mauvais dessein. C'est ce qui a porté Dieu parlant à Job contre les vases de cet esprit apostat, je veux dire contre les Prédicateurs et les Ministres de l'Antéchrist, d'user de ces termes : tous les membres de son corps sont parfaitement unis les uns aux autres (Jb 41, 14). C'est aussi pour cela que dans le même livre il est dit des satellites de cet homme de péché sous la figure des écailles ; que ces écailles sont si parfaitement unies les unes aux autres, que le vent même ne trouve point d'ouverture pour y pouvoir passer. Or plus les imitateurs de cet Ange prévaricateur ont une parfaite liaison ensemble, plus ils se liguent dangereusement pour conspirer la perte des gens de bien. Celui donc qui met la paix entre les méchants, donne des forces à leur malice ; en sorte qu'ils accablent d'autant plus pernicieusement les personnes de vertu et de piété, qu'ils sont plus unis dans le dessein et dans la manière de les persécuter.
C'est pourquoi saint Paul, cet excellent Prédicateur de la Vérité ayant été pris dans une grande persécution qui lui arriva de la part des Pharisiens et des Sadducéens, s'étudia d'abord à mettre de la division entre ceux qu'il voyait si étrangement unis à le perdre, lorsqu'il s'écria dans l'assemblée : Mes frères, je suis Pharisien et fils de Pharisien, et c'est à cause de l'espérance de l'autre vie et de la résurrection des morts que l'on me condamne. En effet, comme les Sadducéens tenaient qu'il n'y avait point lieu d'espérer la résurrection des morts ; au lieu que les Pharisiens appuyés sur l'autorité de l'Ecriture sainte croyaient le contraire, ces persécuteurs qui étaient auparavant si unis furent si fort partagez, que s'étant séparez les uns des autres, saint Paul sortit de leurs mains sans avoir aucun mal ; tandis que quand ils demeuraient unis, ils étaient tous également résolus de le perdre.
Il faut donc dire à ceux qui s'occupent à procurer la paix et la réconciliation entre les autres, qu'ils doivent inspirer d'abord aux méchants l'amour de la paix intérieure qu'ils doivent avoir avec Dieu, afin que la paix extérieure qu'ils auront ensuite avec leur prochain puisse leur être utile ; que s'occupant avec affection à la connaissance de l'une, ils ne se postent point à faire un mauvais usage de ce qu'on leur prescrira pour l'autre ; et qu'ayant en vue la paix éternelle et céleste, ils ne fassent pas servir la paix de la vie présente à devenir plus méchants.
Mais quand ces gens déréglés sont dans un état à ne pouvoir nuire aux gens de bien, quelque désir qu'ils aient de le faire, il faut commencer par établir une paix humaine et terrestre entre eux, avant même qu'ils connaissent au vrai quelle est la paix souveraine et céleste ; afin que comme leur impiété et leur malice les aigrit contre l'amour de Dieu, ils adoucissent du moins un peu cette aigreur par l'amour qu'ils auront pour le prochain, et que cet amour qui est la plus proche disposition à celui de Dieu, leur serve de degré pour arriver à cette paix du Créateur que l'amour de Dieu produit, et dont ils sont encore si éloignés.
De quelle manière il faut instruire ceux qui n'entendent pas bien les paroles de l'Ecriture sainte, et ceux qui les entendant bien n'en parlent pas avec assez de respect et de soumission.
Il faut instruire d'une manière ceux qui entendent mal les paroles de l'Ecriture sainte, et d'une autre ceux qui les entendant bien n'en parlent pas avec assez de respect et de soumission. Il faut dire aux premiers de considérer qu'ils changent en poison pour eux un vin qui est en soi très salutaire, et qu'ils se blessent à mort par le fer même qui devrait servir à guérir leurs blessures, lors qu'au lieu de retrancher et de guérir ce qu'il y a d'infecte et de corrompu en leur âme par les remèdes que l'Ecriture leur présente, ils corrompent et détruisent ce qu'il y a de plus sain en eux par ces remèdes mêmes.
Il faut leur représenter que l'Ecriture sainte nous est donnée pour nous servir de lumière dans la nuit et l'obscurité de la vie présente, et que quand ils l'entendent mal, cette lumière au lieu de les éclairer les éblouit encore davantage : Que la corruption de leur coeur ne les engage ainsi à donner de mauvais sens à l'Ecriture sainte, que parce que leur coeur s'est enflé d'orgueil auparavant : Que ce n'est que parce qu'ils se croyant plus éclairez que tous les autres, qu'ils ne veulent pas s'en rapporter aux lumières de ceux qui l'entendent mieux qu'eux ; et que ce n'est qu'afin de passer pour savants dans l'esprit du peuple et des ignorants, qu'ils s'attachent autant qu'ils peuvent à renverser les plus saintes et les plus orthodoxes explications des autres, et à affermir et à fortifier celles qu'ils y donnent, quelque mauvaises qu'elles soient.
C'est ce qui nous est parfaitement bien marqué par le prophète Amos, lorsque parlant des enfants d'Ammon, il dit : ils ont ouvert le ventre aux femmes grosses de Galaad pour étendre leurs bornes (Am 1, 13) ? Car Galaad signifie un amas de pierres, fait pour servir de témoignage. Comme donc toute l'assemblée des Fidèles qui composent l'Eglise, rend témoignage à la vérité, ce n'est pas sans raison que de par le mot de Galaad on entend l'Eglise, qui par la bouche de tous les Fidèles fait connaître les vérités divines. Ces femmes grosses de Galaad sont les âmes auxquelles l'amour de Dieu fait concevoir le sens et donne intelligence de la parole, et lesquelles, si elles arrivaient pour ainsi dire jusqu'à leur terme, feraient paraître au jour dans leurs bonnes actions le fruit de ce qu'elles ont conçue dans leur coeur. Etendre ses bornes, c'est étendre sa réputation. Les hérétiques donc et ceux qui ont des sentiments faux et erronés, ouvrent le ventre aux femmes grosses de Galaad pour étendre leurs bornes, lorsqu'ils blessent par leur mauvaise doctrine les âmes des Fidèles qui commençaient à concevoir la vérité et à qui ils étendent par ce moyen la réputation qu'ils veulent avoir d'être savants : et leur erreur est comme le couteau dont ils se servent pour diviser les coeurs encore faibles et infirmes, qui étaient déjà pleins de la parole de Dieu qu'ils avaient conçue.
Quand donc on veut retirer ces sortes de personnes de leurs mauvais sentiments, il faut commencer par les détourner de rechercher la vaine gloire. Car si l'on retranche et si l'on arrache de leur coeur cette vaine gloire qui en est la racine, ces mauvais sentiments qui en sont les branches, ne manqueront point ensuite de sécher et de mourir.
Il faut leur représenter qu'en faisant naître des erreurs et des dissensions touchant la Loi de Dieu parmi les peuples, ils doivent craindre qu'ils ne soient cause que cette même Loi qui a été donnée pour empêcher les sacrifices qu'on offre à Satan, ne lui soit offerte elle-même en sacrifice. C'est de quoi Dieu se plaint par un prophète en ces termes : je leur ai donné du froment, du vin, et de l'huile : je leur ai fait avoir de l'argent, et de l'or en abondance. Cependant ils ont offert toutes ces choses à Baal (Os 2, 8). Car nous recevons du froment de la main de Dieu, lorsque son Esprit et sa Grâce nous ôtant l'écorce de la lettre dans les vérités obscures qu'on nous prêche, il découvre à notre coeur ce qu'il y a de plus intérieur et de plus caché dans la Loi. II nous donne de son vin, quand il nous remplit de joie, et nous fait comme sortir hors de nous-mêmes par une ivresse spirituelle, en nous communiquant la connaissance des vérités les plus sublimes de son Ecriture. II nous donne aussi de son huile, quand par des commandements particuliers et plus sensibles il règle et ordonne tellement notre vie, qu'il nous la rend douce et agréable. II nous donne de l'argent en abondance, quand il nous donne des instructions pleines de la lumière et du brillant de la vérité.
Enfin il nous enrichit de son or, quand il éclaire nos esprits du précieux éclat de la plus haute intelligence. Or les Hérétiques et ceux qui ont des sentiments erronés offrent toutes ces choses à Baal, parce qu'ils pervertissent toutes les vérités de l'Ecriture par les mauvais sens qu'ils lui donnent, qu'ils communiquent ensuite à ceux qui les écoutent : et ils font à Satan un sacrifice du froment, du vin, de l'huile, de l'argent et de l'or que Dieu donne lorsqu'ils font servir les paroles de l'Ecriture, qui sont des paroles de paix et de vérité, à nourrir dans l'âme des peuples la division et le mensonge. C'est pourquoi il leur faut faire entendre que quand par le dérèglement de leur esprit ils font naître ainsi la division par les paroles mêmes qui nous commandent l'union et la paix, il arrive par un juste jugement de Dieu qu'ils se donnent eux-mêmes la mort par les paroles qui sont destinées pour donner la vie.
Il faut recommander au contraire à ceux qui entendant bien les vérités de l'Ecriture sainte n'en parlent pas avec assez de respect et d'humilité, de s'examiner sérieusement eux-mêmes sur ces vérités avant que de les annoncer et de les expliquer aux autres ; de crainte qu'en faisant la guerre aux vices d'autrui, ils ne demeurent en repos à l'égard de leurs propres désordres, et qu'ayant une parfaite intelligence de tout ce que l'Ecriture enseigne, il n'y ait que les endroits où elle condamne l'orgueil et la vanité, sur quoi ils ne fassent point de réflexion. En effet si ne parlant pas de l'Ecriture avec le respect et l'humilité qu'ils doivent, ils préparent dans leurs discours des remèdes pour les maladies des autres, il est bien à craindre que pour ne s'être pas appliquez à reconnaître la maladie dangereuse dont ils sont attaquez, ils ne meurent eux-mêmes en travaillant à guérir les autres, et qu'ils ne soient semblables à ces Médecins ignorants qui se veulent mêler de donner des remèdes aux autres, pendant qu'ils sont affligez eux-mêmes d'une maladie qu'ils ne connaissent point.
Il faut donc leur dire qu'ils doivent surtout prendre garde que leur vie ne soit point contraire aux vérités qu'ils enseignent ; de crainte que leur bouche ne prêche une chose, et que leur vie n'en prêche une autre : qu'ils doivent suivre l'avis que donne saint Pierre : si quelqu'un parle, que ce soit comme Dieu parlant par fa bouche ; d'où il s'ensuit que puisque les vérités que l'on annonce au peuple ne viennent pas du fond de celui qui les prêche, il ne doit point s'en élever comme si elles en venaient. Qu'ils doivent considérer ces paroles de saint Paul, nous prêchons la parole de Dieu comme de la part de Dieu, en la présence de Dieu et dans l'esprit de Jésus-Christ (2 Co 2, 17). Car celui-là prêche la parole de Dieu en la présence de Dieu qui reconnaît que c'est Dieu qui lui a donné l'intelligence de la vérité, et qui cherche, en prêchant cette vérité, à plaire à Dieu et non aux hommes. Qu'ils doivent encore faire réflexion sur ces paroles du Sage : Dieu a en abomination tous les orgueilleux (Pv 16, 5). Parce que recherchant leur propre gloire en prêchant la parole de Dieu, ils entreprennent sur les droits de celui qui leur a confié le ministère de la parole, et qu'ils ont l'audace de considérer et d'aimer moins celui de qui ils ont reçu les choses pourquoi on les loue, que les louanges qu'on leur en donne. Enfin qu'ils doivent se ressouvenir que c'est aux Prédicateurs que s'adresse cette parole da Salomon: buvez l'eau de votre citerne et celle qui vient de votre puits, laissez couler dehors vos fontaines, et partagez vos eaux pour les faire aller en chaque rue ; soyez-en seul le maître, et n'en laissez, point la possession aux étrangers (Pv 5, 15).
Car un Prédicateur boit l'eau de sa citerne, lorsque rentrant en lui-même il écoute et prend pour lui ce qu'il doit dire aux autres. Il boit des eaux qui viennent de son puits, lorsqu'il s'arrose lui-même de l'eau de la parole de Dieu dont il se dispose d'arroser les autres. Il laisse couler dehors ses fontaines, et il partage ses eaux dans les rues, quand après en avoir bu le premier, il les fait ensuite couler pour en faire boire aux autres. Car laisser couler les fontaines dehors, c'est répandre au dehors les eaux abondantes de la parole de Dieu ; et partager les eaux pour les faire aller en chaque rue, c'est appliquer cette parole aux besoins particuliers de tous ceux qui l'écoutent, quelque grand que soit leur nombre. Mais parce qu'en faisant connaître ainsi la parole de Dieu à plusieurs, il se glisse souvent dans l'âme un désir de vaine gloire, après que le Sage a dit : partagez, vos eaux pour les faire aller en chaque rue, il ajoute, soyez-en seul le maître, et n'en laissez point la possession aux étrangers. Ces étrangers dont il parle sont les malins esprits ; et c'est d'eux dont le prophète a voulu parler lorsque sous la figure d'un homme tenté il se plaint en ces termes : des étrangers se sont élevés, contre moi, et des hommes formidables et violents me cherchent pour m'ôter la vie (Ps 53, 3). Le Sage dit donc : partagez vos eaux pour les faire aller en chaque rue ; et néanmoins qu'il n'y ait que vous qui en aie la possession. Car c'est comme s'il disait en des termes plus clairs : Il faut que vous vous appliquiez tellement à la prédication, que vous n'ayez aucune liaison avec les esprits immondes par votre élévement, et qu'en prêchant la parole de Dieu vous ne donniez à vos ennemis aucune part dans ce ministère. Nous partageons donc nos eaux pour les laisser aller en chaque rue, et néanmoins nous n'en demeurons seuls les maîtres quand nous répandons abondamment au dehors les eaux salutaires de la parole de Dieu, et que nous n'avons aucune intention de nous attirer par-là les louanges des hommes.
De quel manière il faut instruire ceux qui ayant des talents propres pour prêcher la Parole de Dieu, appréhendent de la faire par un excès d'humilité, et ceux qui n'en ayant point sont assez téméraires pour l'entreprendre.
Il faut instruire d'une manière ceux qui, pouvant s'acquitter dignement de la fonction de prêcher la parole de Dieu appréhendent par un excès d'humilité de s'y engager ; et d'une autre ceux qui n'ayant ni les talents ni l'âge propres à le faire, ont néanmoins la témérité de l'entreprendre.
Il faut tâcher de faire comprendre à ceux qui peuvent prêcher avec édification, et qui par un excès d'humilité refusent de le faire, quelle est la grandeur de la faute qu'ils commettent dans ce refus, par celle qu'ils commettraient dans une chose moins importante. Car s'il est vrai comme il l'est sans doute, qu'ils seraient considérez avec justice comme ayant contribué à la misère que souffriraient leurs frères, si ayant de l'argent ils venaient à le cacher au lieu de les aider dans leur nécessité ; qu'ils considèrent sérieusement combien ils se rendent coupables si, voyant leurs frères engagés dans le péché, ils cachent à leur âme mourante les remèdes qui lui peuvent rendre la vie, en refusant de leur prêcher la parole de Dieu. C'est pourquoi le Sage dit avec raison : de quel usage ne peut jamais être une sagesse qui ne se montre point, et à quoi sert un trésor qu'on ne verra jamais (Si 20, 52) ?
S'il est vrai encore qu'ils seraient les auteurs de la mort des peuples, en cachant leur blé dans le temps d'une pressante famine; qu'ils considèrent combien ils seront punissables, si les âmes mourant de faim de la parole de Dieu, ils ont cette inhumanité que de refuser de leur distribuer le pain de la vérité qu'ils ont reçu de Dieu. C'est ce que Salomon a voulu condamner lorsqu'il a dit que celui qui tient son blé resserré dans ses greniers, est maudit du peuple (Pv 11, 26). Car tenir son blé resserré, c'est retenir cachées en soi-même les paroles de la vérité ; et tous ceux qui en usent de la sorte sont maudits du peuple, parce qu'ils se rendent coupables de la damnation par le seul crime d'avoir manqué à prêcher la parole de Dieu à tous ceux qu'ils pouvaient convertir pat ce moyen.
Enfin, s'il est vrai qu'un médecin habile voyant une plaie qui aurait besoin d'être ouverte et qui refuserait de l'ouvrir, serait assurément coupable de la mort de celui qui aurait cette plaie par la seule négligence qu'il aurait eu à lui faire cette opération, qu'ils considèrent à quelle faute ils s'engagent quand, voyant des plaies dangereuses dans les âmes, ils ne veulent pas y appliquer le fer de la parole de Dieu pour y faire l'incision qui y serait nécessaire. C'est ce qu'a voulu marquer un prophète quand il a dit : maudit soit celui qui ne se sert pas de son épée pour ôter la vie (Jr 48, 12). Car ne pas se servir pas de son épée pour ôter la vie, c'est ne pas se servir de la parole de Dieu pour faire mourir à la chair ceux dont la vie est toute charnelle ; et c'est de cette épée dont il est écrit dans l'Ecriture: et mon épée tranchera toutes les chairs (Dt 32, 42).
Que ceux donc qui cachent ainsi les paroles de la vérité au lieu de les annoncer écoutent les sentences terribles que Dieu a prononcées contre eux, afin que l'appréhension qu'ils ont de prêcher soit chassée de leur coeur par celle des jugements de Dieu.
Qu'ils sachent que ce négligent de l'Evangile (Mt 25) qui ne voulait pas employer son talent, fut en même temps et condamné pour n'en avoir fait aucun usage, et privé de ce talent même.
Qu'ils remarquent que saint Paul s'est cru d'autant plus pur et plus innocent du sang des autres, qu'il les a moins épargnez et les a repris avec plus de force de leurs désordres et de leurs vices : je vous déclare donc aujourd'hui, dit-il, que je suis pur et innocent du sang de vous tous, parce que je n'ai point fui de vous annoncer toutes les volontés de Dieu (Ac 20, 26).
Qu'ils écoutent ce que l'Ange dit à saint Jean dans l'Apocalypse : que celui, dit-il, qui entend dise : viens (Ap 22, 27). Car il lui veut faire entendre par ces paroles que ceux à qui Dieu veut bien se découvrir en leur parlant intérieurement, sont obligés de publier aux autres ce qu'il leur dit, afin de les attirer où Dieu lui-même les attire ; et de crainte qu'en usant autrement, ils ne trouvent les portes fermées du lieu où Dieu veut les faire entrer s'ils viennent à s'y présenter tous seuls.
Qu'ils sachent qu'Isaïe s'étant tu dans son ministère s'est repris fortement lui-même quand il a été plus éclairé de Dieu, et que dans la grande douleur qu'il en a témoignée il s'est écrié : malheur à moi de m'être tu comme je l'ai fait (Is 6, 5).
Qu'ils apprennent que Dieu promet par Salomon d'augmenter la science et les talents de la prédication dans celui qui ne sera point négligent à faire valoir ceux qu'il a déjà reçu : car il dit qu'une âme qui s'emploie à bénir sera remplie, et celui qui enivre sera pareillement enivré (Pv 11, 25). En effet celui qui s'emploie à bénir et à sanctifier les autres en prêchant la parole de Dieu, se trouve rempli intérieurement de cette même parole ; et sa persévérance à enivrer l'âme des peuples par le vin et la force de ses discours, est récompensée de la multiplication d'une grâce qui l'enivre lui-même.
Qu'ils apprennent que David a offert à Dieu comme un sacrifice de louanges, de ce qu'il n'avait point caché le talent de la prédication qu'il lui avait donné : je n'ai point, dit-il, eu la bouche fermée quand il a fallu parler. Seigneur, vous le savez : je n'ai point caché votre justice dans le secret de mon coeur ; j'ai oublié votre vérité et le salut que vous donnez (Ps 32, 12-13).
Qu'ils remarquent ce que l'Epoux du Cantique dit parlant à l'Epouse : vous qui habitez dans des jardins, il y a ici des amis qui attendent que vous parliez ; faites donc que j'en entende votre voix (Ct 8, 13). Car l'Eglise habite dans les jardins, en ce qu'elle cultive les âmes comme autant de pépinières qu'elle remplit de vertus comme d'autant d'arbres qu'elle entretient toujours verts. Il y a des amis qui attendent qu'elle parle, parce qu'il y a des élus qui désirent d'entendre de sa bouche la parole de Dieu dans ses prédications. Et l'Epoux désire d'entendre sa voix, parce que Jésus-Christ soupire, dans les âmes de ses élus après les instructions qu'ils attendent d'elle.
Qu'ils sachent que Moïse voyant Dieu en colère contre son peuple et ayant commandé qu'on prit les armes pour venger ses intérêts, affleura que ceux qui seraient plus prompts à défaire ceux qui l'avaient offensé, seraient reconnus pour ceux qui seraient plus affectionnés a son parti : s'il y a, dit-il, quelqu'un ici qui aime les intérêts de Dieu, qu'il se joigne à moi, et qu'il mette son épée a son côté. Allez, passez de porte en porte et au milieu du camp, et que chacun passe au fil de l'épée son propre frère, son ami et son voisin. Car porter son épée à son côté (Ex 32, 26), c'est préférer l'amour de la prédication à tous les plaisirs de la chair, étant nécessaire que celui qui s'applique à prêcher de si saintes vérités, apporte tous les soins à vaincre tous les mouvements déréglés qui l'attaquent. Allez et passez de porte en porte, c'est courir de vice en vice, comme aux portes par où la mort entre dans les âmes, en reprenant fortement ceux qui s'en trouvent coupables. Passer tout au milieu du camp, c'est se conduire dans l'Eglise avec une si grande égalité, qu'en reprenant les fautes de ceux qui manquent, on ne se laisse jamais aller à favoriser plus l'un que l'autre. C'est pourquoi il est dit ensuite : que chacun passe au fil de l'épée son frère, son ami, et son voisin. Car celui-là, proprement, fait passer au fil de l'épée son frère, son ami, et son voisin qui lorsqu'il voit quelque chose à punir et à reprendre n'épargne pas plus ceux qu'il aime et à qui il est uni, que les autres. Ainsi, s'il est vrai que celui-là prend en main les intérêts de Dieu qui par le zèle de l'amour qu'il lui porte s'anime puissamment contre ceux qui l'offensent, il est certain que c'est se déclarer contre ses intérêts que de refuser d'employer autant qu'on le peut ses talents à reprendre fortement ceux qui vivent d'une manière toute charnelle.
Il faut au contraire avertir ceux qui n'ont point les talents de la prédication, ou qui n'ont pas encore l'âge qu'il faut avoir pour exercer ce ministère, et qui néanmoins ne laissent pas de s'y pousser témérairement et avec précipitation, de prendre garde qu'en se chargeant si promptement et avec tant de présomption d'une fonction si importante, ils ne s'ôtent à eux-mêmes les moyens de pouvoir mieux s'en acquitter dans la suite ; qu'en s'ingérant avant le temps dans un exercice qui passe leurs forces, ils ne se rendent incapables de le remplir aussi dignement qu'ils auraient pu faire s'ils avaient attendu un temps plus propre ; et qu'enfin ils n'aient la confusion de passer avec justice pour des ignorants pour avoir voulu faire parade mal à propos du peu de science qu'ils pouvaient avoir acquis.
Il faut leur représenter que les petits oiseaux qui s'efforcent de voler avant que d'avoir les ailes assez fortes, au lieu de s'envoler tombent à terre ; que lorsque l'on charge de chevrons et de solives un nouveau bâtiment qui n'est pas encore affermi, l'on ne fait pas tant une maison propre à demeurer que des ruines et des masures ; et que les femmes grosses qui mettent leurs enfants au monde avant qu'ils soient pleinement formés remplissent plutôt les tombeaux que les maisons.
Il faut leur faire remarquer que Jésus-Christ même, quoi qu'il eût pu tout d'un coup rendre parfaits ceux qu'il eût voulu, pour laisser néanmoins à ceux qui devaient le suivre un exemple qui pût détourner les imparfaits d'entreprendre prêcher avant le temps, après avoir pleinement instruit ses disciples touchant la prédication de l'Evangile, il ajoute aussitôt ces paroles : Mais cependant demeurez dans la ville jusqu'à ce que vous soyez revêtu de la force d'en-haut (Lc 24, 49). Car nous demeurons dans la ville, lorsque nous nous renfermons au dedans de notre propre coeur, pour ne point nous dissiper au dehors en prêchant au peuple jusqu'à ce qu'étant parfaitement revêtus de cette force d'en-haut dont Jésus-Christ parle, nous puissions alors sortir en toute sûreté comme hors de nous-mêmes pour instruire les autres. C'est pourquoi le Sage donne cet avis important : étant jeune parlez le moins que vous pourrez, même en votre propre cause, et ne commencez point à répondre qu'après avoir été interrogé deux fois (Si 32, 10-11).
Jésus-Christ même, quoiqu'il fût le Créateur du Ciel, et que par les marques qu'il donnait de sa puissance il fit assez voir qu'il était le Docteur et le Maître des Anges, n'a pas néanmoins voulu devenir sur la terre le Maître des hommes avant l'âge de trente ans, afin de donner par la retenu un sujet d'appréhension à ceux qui ont de l'empressement pour ce divin ministère, puisque quelque incapable qu'il fût de faire des fautes, il n'a voulu prêcher qu'à un âge parfait les obligations d'une vie parfaite. Car il est écrit dans l'Evangile que l'Enfant Jésus étant âgé douze ans demeura dans Jérusalem (Lc 2, 42), et que son père et sa mère étant allé chercher, le trouvèrent dans le Temple assis au milieu des Docteurs, les écoutant et les interrogeant. Il faut donc remarquer et considérer fort attentivement, que l'on trouva Jésus-Christ à l'âge de douze ans assis au milieu des Docteurs, ne faisant pas la fonction de Docteur à leur égard, mais se contentant de les interroger. Car il nous apprend par cet exemple à ne nous pas ingérer d'enseigner les autres quand nous sommes encore faibles et imparfaits ; puisqu'étant enfant il a voulu être instruit par les hommes leur faisant des questions, lui qui par la vertu de sa divinité inspirait la connaissance de la vérité et le don de la parole à ceux qui l'instruisaient. De sorte que saint Paul a dit à son disciple Thimothée : annoncez ces choses et enseignez-les: que personne ne vous éprisse de par votre jeunesse (1 Tm 4, 11). Il a entendu par la jeunesse un âge peu avancé, et non pas celui qui suit immédiatement l'enfance.
De quelle manière il faut instruire ceux qui réussissent dans la recherche des biens de ce monde, et aux qui n'y réussissent pas.
Il faut instruire ceux qui réussissent dans la recherche des biens de ce monde, autrement que ceux qui, les recherchant, sont abattus par les disgrâces qui leur arrivent. Il faut avertir ceux qui réussissent dans la recherche de ces biens, de prendre garde qu'en y attachant trop leur coeur ils ne viennent à négliger de recourir à celui qui leur donne ; à aimer la terre par où ils ne font que passer au lieu du Ciel qui est leur véritable patrie ; à changer les secours que Dieu leur donne pour y arriver en des obstacles qui les empêchent d'y parvenir ; et à se plaire et s'arrêter tellement à la clarté de la lune qui n'est que pour la nuit, qu'ils ne fuient celle du soleil qui est pour le jour.
Il faut les porter à regarder tout ce qu'ils acquièrent en cette vie comme des soulagements à leur misère, et non pas des récompenses de leurs mérites ; et à s'élever au-dessus de tous les avantages et de toute la gloire du monde, de crainte qu'en s'y attachant de toute la plénitude de leur coeur, ils ne viennent enfin à y succomber. Car quiconque ne réprime pas en lui-même la joie que la prospérité de la vie présente, lui donne par l'affection qu'il doit avoir pour une autre vie qui est meilleure, fait que les douceurs de cette vie passagère deviennent pour lui une occasion de chuter qui le précipite dans la mort éternelle.
Dieu reprend ceux qui s'abandonnent ainsi à la joie dans les succès heureux de cette vie, lorsqu'il dit d'eux sous la figure des Iduméens qui s'étaient laissés vaincre par la postérité : Ils ont pris et regardé la terre que je leur ai donnée, comme un héritage qui leur devait demeurer ; ils y ont mis toute leur joie, et ils l'ont aimée avec toute l'ardeur dont leur coeur était capable (Ez 36, 5). L'on voit par ces paroles que Dieu les reprend ainsi fortement, non tant pour avoir aimé simplement cette terre, que pour l'avoir aimée avec toute l'ardeur dont leur coeur était capable.
C'est aussi ce qui a fait dire à Salomon que l'éloignement que les enfants témoignent avoir pour la Sagesse leur donne la mort, et que la prospérité des fous est cause de leur perte (Pv 1, 32). Et c'est ce qui a porté saint Paul à donner cet avis aux Corinthiens : Que ceux qui achètent soient comme ne possédant point, et ceux qui usent de ce monde comme n'en usant point (1 Co 7, 30-31). Car en parlant ainsi il nous porte à faire un tel usage des choses temporelles, qu'elles n'empêchent pas que notre coeur ne s'occupe toujours de la pensée et de l'affection des éternelles : de crainte que les choses que Dieu ne nous donne que pour nous soulager dans l'exil de cette vie, n'étouffent au fond de notre âme les soupirs que nous y devons former de nous voir dans une terre étrangère, et que nous ne nous estimions heureux de posséder les biens passagers, pendant que nous nous voyons misérablement privés des biens éternels.
Aussi l'Eglise parlant dans le Cantique des Cantiques au nom des Élus, dit ces paroles : il a mis sa main gauche sous ma tête, et il m'embrasse de sa main droite (Ct 2, 6). L'Eglise a sous sa tête la main gauche de Dieu, c'est à dire la prospérité de la vie présente, parce qu'elle est assujettie en elle à l'amour du souverain bien : mais Dieu embrasse de sa main droite, parce qu'elle est comme renfermée par sa ferveur et sa dévotion dans les désirs de ce souverain bien qui doit faire son bonheur éternel. Salomon dit la même chose dans les Proverbes. La longue vie, dit-il parlant de Dieu, est dans sa main droite, et les richesses et la gloire sont dans sa main gauche (Pv 3, 16). Car en disant que les richesses et la gloire sont dans la main gauche de Dieu, il marque assez le peu d'état que nous en devons faire. C'est aussi pourquoi David a dit, Seigneur, sauvez-moi par votre main droite (Ps 107, 6). Car il n'a pas dit sauvez-moi par votre main, mais par votre droite, afin qu'en parlant de la droite il fit voir que c'était la vie éternelle qu'il cherchait. Et il est dit encore ailleurs : vôtre main droite, Seigneur, a mis vos ennemis en déroute (Ex 15, 6). Car quelque progresse que fassent les ennemis de Dieu à l'égard de sa main gauche, il les défait de sa main droite. Parce que quoi qu'ils prospèrent et qu'ils soient élevez dans cette vie, ils seront condamnez dans l'autre. Il faut donc dire à ceux à qui tout réussit dans ce monde, de considérer attentivement que la prospérité de la vie présente est envoyée de Dieu aux hommes quelquefois pour les porter à se convertir, et quelquefois aussi pour leur être un sujet d'une plus grande condamnation dans l'éternité. C'est ainsi que Dieu promit au peuple d'Israël la possession de la terre de sa main droite Chanaan, afin de l'exciter à espérer les biens solides de l'éternité. Car ce peuple grossier n'aurait point ajouté de foi aux promesses que Dieu leur eût pu faire d'un bien qui était si fort éloigné d'eux, si en le leur promettant il ne leur eût donné par avance quelque bien présent. Afin donc de fortifier dans leur coeur la foi qu'il voulait qu'ils ajoutassent à ses promesses qui regardaient l'éternité, il ne se contenta pas de les engager à la recherche de ces biens par l'Espérance qu'il leur en donna ; mais il leur donna des biens réels, pour les confirmer dans cette espérance. C'est ce que le prophète Roi témoigne dans ces paroles : il les établit dans les terres des nations et leur fit posséder tout ce que ces peuples avaient cultivé avec tant de peine, afin qu'ils gardassent ses ordonnances et observassent ses lois.
Mais quand l'homme ne reconnaît pas par la sainteté de sa vie les grands biens que Dieu lui fait, il arrive que ce qui lui était donné pour le rendre plus saint, le rende au contraire digne d'un châtiment plus rigoureux. C'est ce que le même prophète roi nous marque dans ces paroles : vous les avez fait tomber dans des précipices, alors même que vous travailliez à les élever (Ps 62, 18) : parce que lorsque les méchants au lieu de correspondre par de bonnes actions aux biens que Dieu leur fait, s'éloignent encore davantage de lui, et se répandent avec plus d'effusion et de dissolution dans les prospérités présentes qui leur arrivent, plus ils paraissent réussir dans les choses extérieures, plus ils perdent en effet les biens spirituels et intérieurs. D'où vient qu'Abraham répondit au mauvais riche qui se plaignait de ce qu'il souffrit dans les enfers : souvenez-vous que vous avez, reçu vos biens dans votre vie (Lc 16, 35). Car comme ce malheureux n'avait fait aucun bon usage de ces biens, et ne s'en était point servi pour se convertir à Dieu, il est vrai de dire qu'il ne les avait reçus durant sa vie qu'afin d'augmenter ses peines et ses tourments dans toute l'éternité.
Au contraire il faut avertir ceux qui, désirant les biens du monde, sont traversés dans leurs désirs par les afflictions et les peines extrêmes qui leur arrivent, de considérer meurement et attentivement avec combien de bonté Dieu qui a créé et qui règle et ordonne toutes choses, veille à leur salut, puisqu'il ne les abandonne pas à leurs désirs : en quoi il agit à leur égard non seulement comme un sage médecin, qui bien qu'il accorde à un malade dont il n'espère plus rien tout ce qu'il demande, le refuse néanmoins à celui dont il espère la guérison, quelque instance qu'il lui en fasse; mais encore comme un bon père et une bonne mère envers leurs enfants à qui ils ne permettent pas même de manier de l'argent, quoi qu'ils les laissent enfin héritiers de tout ce qu'ils possèdent.
Que ceux donc qui sont affligez et traversez en cette vie se réjouissent dans l'Espérance de posséder un jour l'héritage de l'éternité, puis que si pieu n'avait pas dessein de leur accorder. Le salut éternel, sa Providence ne les retiendrait pas en cette vie sous une discipline si sévère.
Qu'ils considèrent que souvent la puissance et l'autorité est devenue aux plus gens de bien un piège qui les a fait tomber dans le péché ; et que comme, ai déjà dit en ma première Partie, David qui était aimé de Dieu fi tendrement avant son péché, a mené une vie plus innocente quand il «toit dans la sujétion, que lorsqu'il fut devenu Roi. Car n'étant encore que sujet il avait tant d'amour pour la justice qu'il ne voulut pas toucher son ennemi, quoi qu'il fût en fa disposition de le tuer : mais étant devenu Roi il suivit si aveuglément les mouvements que lui inspira sa passion et fa lubricité, qu'il n'eut point de scrupule de joindre l'artifice à la cruauté pour faire mourir le Capitaine le plus brave et le plus affectionné de son armée. Après cela peut-on désirer et rechercher les richesses, la puissance et la gloire sans se faire un très grand préjudice, puisque toutes ces choses ont été si préjudiciables à un homme qui les possède doit sans les avoir recherchées ? Et qui est-ce qui pourra se sauver sans peine et sans danger au milieu des richesses, de la puissance et de la gloire; puisque David s'y est vu dans la confusion par la faute qu'il avait commise, quoique c'eût été Dieu même qui l'eût choisi et qui l'eût destiné pour posséder toutes ces choses?
Enfin, il faut leur faire remarquer. que l'Ecriture qui assure que Salomon a passé de ce haut degré de sagesse où Dieu l'avait élevé, jusqu'à l'idolâtrie, ne rapporte point qu'il lui soit rien arrivé de fâcheux en ce monde avant son péché : de sorte que l'on peut dire que toute la sagesse qu'il avait reçue de Dieu abandonna tout à fait son coeur parce qu'il n'avait été gardé par aucune disgrâce qui seule pourvoit y maintenir cette sagesse.
Comment instruire les personnes mariées et les célibataires.
Il faut parler d'une sorte aux gens mariés et d'une autre à ceux qui ne sont pas engagés dans les liens du mariage. II faut dire à ceux qui sont mariés de songer tellement à leurs devoirs mutuels, qu'en cherchant mutuellement à se plaire ils plaisent aussi à Dieu.
II faut les exhorter à se conduire dans leurs affaires temporelles de telle sorte qu'ils ne perdent pas le désir et le soin de travailler à celles qui regardent Dieu ; à se réjouir des biens de la vie présente de telle sorte qu'ils appréhendent beaucoup plus les maux éternels, à s'affliger des soucis quotidiens de telle manière, que leur douleur ne leur ôte rien de l'espérance de la récompense de leur bonne vie ; afin qu'en reconnaissant que tout ce qu'ils font ici-bas n'est que passager, ils voient que ce qu'ils désirent de l'autre vie demeure éternellement ; que l'espérance des biens à venir les soutienne et les fortifie contre les obstacles de ce monde qui pourrait les perdre ; et qu'ils soient tellement pénétrés de la crainte salutaire des maux qui arriveront au jour du jugement, que la douleur que cette pensée leur cause, les empêche de se laisser surprendre aux douceurs de la vie présente.
Car dans les Chrétiens qui sont mariés, il y a l'infirmité de la nature et la foi qu'ils ont reçu. L'infirmité de la nature fait qu'ils ne peuvent mépriser entièrement tout ce qui regarde la terre ; mais la foi les rend capables de s'unir par les désirs de leur coeur aux biens de l'éternité. Ainsi quoi qu'ils soient quelque fois comme abattus par les plaisirs de la chair, ils doivent se relever par l'espérance des biens éternels; et si, pendant qu'ils cheminent ainsi, ils usent des biens qu'ils possèdent en ce monde, ils ne doivent se proposer pour le fruit de leur peine que les biens que Dieu leur prépare dans l'éternité. Enfin, ils doivent éviter d'être tout entiers plongés dans leurs affaires terrestres, de crainte de perdre les biens éternels qu'ils doivent espérer avec une parfaire confiance.
C'est ce que Saint Paul a fort bien exprimé, en peu de paroles quand il a dit: Que ceux qui ont une femme soient comme s'ils n'en avaient pas, et ceux qui pleurent comme s'ils ne pleurait pas, et ceux qui sont dans la joie comme s'ils n'étaient pas dans la joie (I Cor 7,-29-30). Avoir une femme comme si on n'en avait pas c'est se contenter avec tempérance des plaisirs charnels qu'on en reçoit; ainsi on ne se dévie pas du droit chemin. Avoir une femme comme si on n'en avait pas consiste à voir que les plaisirs d'ici-bas sont passagers et en user donc par nécessité, en mettant son espérance dans les joies spirituelles de la vie éternelle. Sont ceux qui pleurent comme ne pleurant pas ceux qui s'affligent des disgrâces qui arrivent dans la vie mais qui ont toujours en eux une joie et une consolation secrète qu'y entretient l'espérance de la vie éternelle. Se réjouissent sans être dans la joie ce dont le coeur se réjouit des biens du monde sans cependant oublier de craindre la souveraine puissance de Dieu. S. Paul ajoute un peu après: Car la figure de ce monde passe (1 Cor. 7,31). Autrement dit : Ne vous arrêtez pas à aimer le monde, puisque le monde que vous voulez aimer est passager ; et c'est en vain que votre passion vous porte à attacher votre coeur à cet objet qui s'enfuit.
II faut encourager les époux à supporter avec douceur les contradictions et les déplaisirs qu'ils reçoivent les uns des autres. Il faut aussi les exhorter à s'encourager mutuellement et à s'entraider pour se sauver, suivant le conseil de Paul : Portez, les fardeaux les uns les autres et vous accomplirez ainsi la loi du Christ (Gal. 6.2). Car la loi de Jésus-Christ n'est autre que la charité ; et c'est cette charité qui l'a porté à nous communiquer en abondance les dons de sa grâce et à supporter avec patience nos faiblesses et nos misères. Nous accomplissons donc la loi et les commandements de Jésus et suivons son exemple quand nous donnons charitablement de nos biens aux autres et que nous supportons avec patience leurs imperfections et leurs faiblesses.
II faut leur dire encore qu'ils doivent s'attarder plus à ce qu'il font souffrir l'autre qu'à ce qu'il souffre de l'autre. Car s'ils considèrent ce qu'ils se font souffrir l'un l'autre, ils supporteront plus facilement ce qu'ils souffrent l'un de l'autre.
Il faut leur dire qu'ils ont été unis pour avoir des enfants, qu'ainsi lorsqu'ils usent avec excès de la liberté que leur donne le mariage, qu'ils s'en servent pour satisfaire leur sensualité au lieu de s'en servir pour avoir des enfants, ils doivent considérer que quoiqu'en ne recherchant pas hors du mariage à satisfaire leur passion ils ne commettent pas d'adultère, ils ne laissent pas néanmoins de violer par cet excès les règles du mariage dans le mariage même ; par conséquent qu'ils sont obligés d'effacer par de fréquentes prières la faute qu'ils commettent en altérant ainsi par la recherche de la volupté la beauté et la sainteté de l'union conjugale. C'est pourquoi saint Paul, ce céleste Médecin, n'a pas tant réglé des personnes saines, qu'il a montré des remèdes à des malades lorsqu'il a dit aux Corinthiens : Quant à ce que vous m'avez écrit : Il est bon pour l'homme de ne pas toucher de femme, mais en raison des impudicités que chaque homme ait son épouse et chaque femme son époux (1 Cor, 7,1)
En montrant bien qu'il s'agit d'une concession pour éviter la fornication, il fait assez voir qu'il n'a pas donné un commandement aux gens solides, mais qu'il a seulement montré un lit à ceux qui tombent pour les empêcher de se briser contre terre. C'est pourquoi il ajoute encore en faveur de ces personnes infirmes : Que le mari rende à sa femme ce qu'il doit et la femme ce quelle doit à son mari (1Cor.1, 3) Et pour faire voir qu'il use d'indulgence en leur permettant ainsi de rechercher quelque plaisir dans le mariage dont I' usage est légitime ; il dit un peu après : Je dis cela par indulgence ; ce n'est pas un ordre (1Cor 7,6). Car ce terme, indulgence, marque assez que la chose dont il parle est une faute, mais une faute qui se remet d'autant plus aisément qu'elle ne consiste pas tant à faire une chose qui soit défendue, mais à manquer de modération dans son usage.
C'est ce que Lot a fort bien exprimé en sa personne dans sa fuite de Sodome en feu : au lieu d'aller jusqu'aux hautes montagnes, il se retira dans Segor qu'il trouva en son chemin. Car fuir Sodome dans le temps en feu, c'est éviter les ardeurs de la concupiscence qui s'allument dans la chair. Ces hautes montagnes sont la figure de la pureté des personnes continentes. Et l'on peut dire encore que ceux-là sont comme sur une montagne qui usent de l'honnête liberté du mariage sans y rechercher le plaisir mais seulement la génération des enfants. Car demeurer sur la montagne c'est ne chercher dans le mariage que les enfants qui en sont les fruits c'est être encore attaché à la chair, mais non d'une manière charnelle.
Mais comme il y en a qui évitent les péchés graves de la chair mais ne s'en tiennent pas strictement au seul droit de faire usage du mariage, Lot sortit bien de Sodome mais il ne se rendit pas aux montagnes parce que la plupart veulent bien se retirer des débauches d'une vie criminelle mais ils ne sont pas encore capables de s'élever jusqu'à garder la continence conjugale. La petite ville de Segor est donc l'endroit où se sauvent ceux qui ne peuvent pas aller plus loin parce qu'ils usent du mariage pour éviter de tomber dans de grands crimes et que le pardon qu'ils reçoivent de la faute qu'ils commettent fait qu'ils évitent l'embrasement. User des droits de la vie conjugale, qui quoiqu'elle ne soit pas accompagnée de vertus extraordinaires et éclatantes ne laisse pas néanmoins de leur faire éviter les supplices éternels. C'est pourquoi Lot dit à l'Ange : II y a près une ville où je pourrai aller me réfugier ; elle est petite et je pourrai m'y sauver (Gn 19). Cette ville est proche de Sodome et cependant elle sera sure : car quoique la vie conjugale ne soit pas éloignée de celles du monde, cependant ceux qui y vivent peuvent espérer la consolation et la joie d'être sauvé. Et en effet, ils s'y sauvent s'ils ont soin comme Lot de demander cette grâce par des prières continuelles. C'est pourquoi l'Ange répondit à Lot : J'ai écouté les prières que vous m'avez faites : je ne ruinerai pas la ville de laquelle vous parlez (Gn 19.21). Car c'est ainsi que les personnes mariées empêchent par leurs prières que Dieu ne condamne l'usage qu'ils font du mariage : et c'est ainsi qu'ils doivent recourir à la prière dont parle saint Paul lorsqu'il dit aux Corinthiens: Ne vous refusez pat l'un à l'autre ce devoir sauf d'un commun accord, pour un temps, afin de vous exercer à l'oraison (1Cor 7,5)
II faut au contraire exhorter ceux qui ne sont pas engagés dans les liens du mariage à se rendre d'autant plus fidèles à suivre la loi de Dieu, qu'ils se maintiennent hors des choses du monde, auxquelles les personnes mariées sont liées afin que n'étant pas chargés du joug du mariage, ils ne se laissent accabler ce poids ; ainsi le jour du jugement, ils seront mieux disposés.
Qu'ils remarquent que lorsque saint Paul encourage à rester dans le célibat, il ne méprise pas le mariage, mais il prévient des soucis et des embarras qu'il cause : Ce n'est pas pour vous piéger que je dis cela, c'est pour vous et pour vous porter à ce qui est plus saint, et qui vous donne un moyen plus facile de vous attacher à Dieu sans rien qui vous gène (1Cor. 7,37) Ce sont donc les inquiétudes qui naissent du mariage qui ont poussé l'apôtre à encourager le célibat. Et par conséquent celui qui n'est pas marié mais s'occupe de ces inquiétudes, se trouve chargé du poids du mariage bien qu'il ne s'y soit pas engagé.
II faut encore avertir ceux qui ne sont pas mariés qu'ils ne doivent pas s'imaginer qu'ils puissent avoir une relation avec une femme libre sans pêcher. Car saint Paul ayant mis la fornication au rang de plusieurs crimes horribles, exprime ce qu'en cours un tel pécheur : Ni les fornicateurs, ni les idolâtres, ni les adultères ni les homosexuels, ni les voleurs, ni les avares, ni les ivrognes, ni les calomniateurs, ni les cupides n'auront pas part au royaume éternel(1Cor. 6,9) . Paul dit aussi : Dieu jugera les fornicateurs et les adultères (Hébr. 13, 4). Il faut dire donc à ceux qui sont tentés par les plaisirs charnels au point de se perdre de se ranger à bon port en s'engageant dans le mariage parce qu'il est écrit qu'il vaut mieux se marier que brûler (1Cor. 7, 9). Ils n'offensent pas Dieu en se mariant, sauf s'ils étaient entrés dans un état plus relevé. Car quand on s'est engagé à embrasser un état plus parfait, il n'est plus permis d'en embrasser un moindre, quoiqu'il fût permis auparavant de l'embrasser. Jésus le dit dans l'Evangile : Quiconque ayant mis la main à la charrue et regarde en arrière, n'est pas digne du Royaume de Dieu (Luc. 9,62). Il en est ainsi de celui qui s'était proposé d'entrer dans un état plus parfait et finalement regarde en s'attachant à un moindre bien.
De quelle manière il faut instruire ceux qui sont coupables des péchés de la chair, et ceux qui en sont innocents.
Il faut instruire ceux qui sont coupables des péchés de la chair, autrement que ceux qui en sont innocents. II faut dire à ceux qui sont tombés dans ces péchés, qu'ils doivent craindre du moins de s'exposer encore en mer après y avoir fait un si triste naufrage, et qu'ils doivent avoir horreur des lieux où ils savent qu'ils ont risqué de se perdre ; de crainte qu'après la miséricorde que Dieu leur a faite en leurs pardonnant, qu'il ne retombe pas. Ainsi est-il dit de celui qui ne renonce pas au péché : Tu t'es fait un front de prostituée, tu n'as pas voulu rougir (Jer. 3, 3).
II faut donc leur dire que s'ils n'ont pas voulu conserver dans leur intégrité les biens qu'ils avaient reçus de Dieu, ils doivent du moins travailler à en réparer les pertes autant qu'ils peuvent ; combien de fidèles vivent sans se corrompre, et retirent de la corruption ceux qui s'y sont laissé aller. Alors que beaucoup parviennent à vivre une vie sainte, les pécheurs ne se repentissent même pas ? Et que pourront-ils dire voyant tant de personnes en mener d'autres avec eux dans le Royaume de Dieu, pendant qu'ils ne veulent pas rentrer dans le chemin qui conduit à Dieu, qui les y attend ? Il faut les exhorter à considérer le mal qu'ils ont fait par le passé, et à éviter ceux qui les menacent. C'est ainsi que Dieu parlant par son prophète au peuple d'Israël et de Judée, par la figure de deux femmes débauchées qui représentent les âmes corrompues, leur rappelle leurs impuretés passées, pour provoquer la crainte commettre encore de semblables à l'avenir. Elles se sont prostitués en Egypte, elles se sont prostitués dans leur jeunesse ; là on a pressé sur leur sein et l'on a fait violence à leurs jeunes mamelles (Ez. 23, 3) On s'abandonne en Egypte à des fornications et à des impuretés lorsque qu'on abandonne son coeur aux désirs impurs des plaisirs de ce monde. Et l'on prostitue l'innocence et l'intégrité de la jeunesse, quand le corps n'étant pas encore corrompu commence à l'être par les mouvements impurs de la concupiscence.
II faut leur faire considérer avec combien de bonté Dieu ouvre le sein de sa miséricorde quand après l'avoir offensé nous songeons sérieusement à retourner à lui. Car il est dit : Si un homme renvoie sa femme et que celle-ci s'éloigne et épouse un autre homme, le premier revient-il à elle ? Cette femme est elle souillée et avilie ? Or toi tu as forniqué avec de nombreux amants. Cependant reviens à moi dit le Seigneur (Jer. 3, 1) L'on voit dans l'exemple de cette femme adultère et délaissée de son mari, que Dieu nous nous condamne pour nos infidélités mais que néanmoins lorsque nous retournons à lui, il ne nous fait pas ressentir les effets de sa justice, mais ceux de sa miséricorde. Quelle conséquence devons-nous donc tirer de cette conduite, sinon que puisqu'il nous pardonne avec tant de bonté après être tombés dans de si grands crimes, c'est le comble de la malice de l'offenser encore, au lieu de retourner à lui et que les impies qui auront méprisé la voix de celui qui ne cesse pas de les appeler après leurs péché, n'ont pas de pardon à espérer ».
Or cette miséricorde avec laquelle il rappelle les pécheurs, il l'a fort bien exprimée par ces paroles qu'un Prophète adresse aux pécheurs : Tes yeux verront celui qui t'instruit, et tes oreilles l'entendront t'avertir par dernière (Is 30, 20-21). C'est en effet la conduite que Dieu tint à l'égard du premier homme. Car il l'instruisit par lui-même, quand l'ayant crée et placé dans le Paradis où la force de son libre arbitre le faisait demeurer ferme dans la grâce, il lui interdit ce qu'il a fini par faire... Car l'homme tourna le dos à Dieu, lorsque son orgueil lui fît mépriser les ordres qu'Il lui avait donnés. Cependant Dieu ne l'a pas laissé dans cet orgueil : mais il lui a donné une loi pour le faire revenir à lui ; il lui a envoyé des Anges pour l'exhorter et le conduire et il s'est incarné dans notre chair
Ainsi Dieu est dans le dos de l'homme pour le reprendre des désordres, lorsque après tontes les marques de mépris qu'il en avait reçus il l'a appelé pour lui faire recouvrer sa grâce qu'il avait perdue. Or ce qui est vrai en général de la conduite que Dieu a gardée envers tous les hommes, se remarque tous les jours dans la conduite qu'il tient à l'égard de chaque particulier. Car tous nous connaissons les commandements et la volonté de Dieu avant de l'offenser. Cette connaissance est comme un avis que Dieu nous donne. Car un homme est encore en la présence de Dieu lorsqu'il ne méprise pas encore ses ordres en ne péchant pas : mais quand il abandonne l'innocence pour se tourner volontairement du vers l'iniquité, c'est à ce moment-là qu'il tourne le dos à Dieu. Cependant, Dieu ne se lasse pas de courir après lui pour l'avertir du défaut de sa conduite, et de le presser de revenir à lui ; il l'appelle quoiqu'il lui ait tourné le dos, il ne regarde pas l'injure qu'il lui a faite, il ouvre les bras et le sein de sa miséricorde pour le recevoir sitôt qu'il s'aperçoit qu'il veut retourner sincèrement à lui. Nous entendons donc la voix de celui qui vient après nous pour nous avertir, lorsqu'au moins nous écoutons les avis qu'il nous donne de retourner vers lui après l'avoir offensé. Et c'est alors que nous devons au moins rougir et être touché de la bonté avec laquelle il nous appelle, si nous voulons nous mettre en état de ne pas craindre sa justice, puisque le mépris que nous ferions de lui dans cet état serait d'autant plus criminel qu'il ne s'est pas lasser par son amour de nous appeler encore, après le mépris que nous avions déjà fait de lui.
II faut dire au contraire à ceux qui ne sont pas tombé dans les péchés de la chair qu'ils doivent craindre d'autant plus d'y tomber, qu'ils sont dans un état plus élevé ; et que plus ct état est éminent, plus ils sont exposés aux traits de leur ennemi, qui se relève d'ordinaire avec d'autant plus de vigueur qu'il voit qu'on l'abat avec plus de force, et qui souffre avec d'autant plus de dépit et d'impatience de se voir vaincu, qu'il voit qu'on n'emploie « point d'autres armes pour le combattre que l'innocence et la pureté d'une chair pleine d'infirmités et de faiblesses.
II faut les exhorter à regarder sans cesse les récompenses qui leur sont réservées, afin qu'en les envisageant ils surmontent plus aisément les peines et les difficultés, que les tentations qui les attaquent leur font souffrir, et qui ne faisant que passer leur sembleront douces et légères s'ils les comparent avec le bonheur permanent et éternel qui leur est préparé.
Qu'ils écoute donc les paroles du prophète : Voici ce que déclare le Seigneur aux eunuques : ceux qui observent mon sabbat choisissent de faire ma volonté et sont attachés à mon alliance, je leurs donnerai dans mes remparts et ma maison une place et un nom meilleur que pour des fils et des filles (Is 56, 4 ). Les Eunuques sont ceux qui par le soin qu'ils ont d'étouffer dans leur coeur les mouvements et les désirs de la concupiscence, retranchent en eux-mêmes toute volonté de faire des actions mauvaises. Or le Prophète montre assez combien Dieu les considère, puisqu'il dit qu'il les préfère à ses autres enfants dans l'établissement qu'il leur donne dans son Royaume.
II faut encore les faire rappeler ces paroles de l'Apocalypse : Ceux-là ils ne se sont pas souillés avec des femmes. Parce qu'ils sont vierges, ils suivent l'Agneau partout où il va et ils chantent un cantique que seul peuvent chanter les cent quarante quatre mille (Ap 14, 4 et 3). Car pouvoir chanter à la louange de l'Agneau ce cantique que d'autres peuvent chanter, c'est pouvoir se réjouir éternellement avec lui plus que le reste des hommes à cause de sa virginité. II est vrai que quoique les autres élus ne le puissent chanter, ils ne laissent pas néanmoins de l'entendre lorsque ceux-ci le chantent ; parce qu'encore qu'ils ne sont pas élevés au même degré de béatitude, leur charité toutefois fait qu'ils se réjouissent de les y voir élevés.
Enfin il faut leur faire remarquer que Jésus Christ a dit lui-même de l'intégrité dont nous parlons que Tous ne peuvent pas comprendre (Mat. 19-11). Car en disant que tous n'en pas capables, il fait assez voir combien ce don est éminent ; et en disant qu'il est très difficile de prendre cette résolution, il montre assez avec quel soin et quelle vigilance on doit la garder quand on l'a une prise.
II faut cependant faire entendre à ceux qui ont conservé l'intégrité de leur corps que quoique la virginité soit préférable au mariage ils ne doivent pas néanmoins s'élever au dessus des gens mariés, afin que préférant ainsi la virginité au mariage, et néanmoins se tenant au dessous des personnes mariées, ils puissent d'une part garder la virginité qu'ils considèrent avec raison comme l'état le plus parfait, et de l'autre ne pas tomber dans l'orgueil et la vanité.
II faut leur dire qu'il arrive assez souvent que ceux que la condition du mariage engage dans le monde confondent par la sainteté de leur vie, la vie de ceux qui font profession du célibat, parce que les actions des uns surpassent leur condition, et que celles des autres ne répondent pas à l'excellence de leur profession. C'est ce qu'un Prophète marque fort bien lorsqu'il dit: Rougis de honte, Sidon, dit la mer (Is 23, 4). Car c'est comme si la mer incite Sidon à rougir, lorsqu'un homme séculier à l'abri des tempêtes se voit reprocher sa conduite. En effet, il y en a souvent qui retournant à Dieu, après être tombés dans des péchés de la chair se portent avec d'autant plus d'ardeur au bien, qu'ils reconnaissent s'être rendus plus coupables par les péchés qu'ils ont commis. Et au contraire il y en a plusieurs qui demeurant dans le célibat, et ne reconnaissant rien en eux de bien criminel dont ils doivent s'affliger croient que cette innocence leur suffit, et ne se convertissent pas à une plus grande ferveur d'esprit. Car cette amoureuse ardeur de ceux qui se mettent à bien vivre après avoir vécu dans le désordre, est souvent plus agréable à Dieu que la continuation d'une vie innocente, mais qui est lâche et languissante; parce qu'on s'y croit trop en assurance. C'est pourquoi Jésus-Christ a prononcé lui-même ce jugement dans l'Evangile : Ses nombreux péchés lui sont remis parce qu'elle a beaucoup aimé (Lc 7,49).
Et c'est aussi pour cela qu'il dit en Luc en un autre endroit, qu'il y aura une plus joie dans le ciel pour un seul pécheur qui fait pénitence que pour quatre vingt dix-neuf qui n'ont pas besoin de pénitence (Lc 15, 7). Et c'est ce qui nous est encore plus facile de comprendre par le jugement que nous portons tous les jours des choses qui arrivent ordinairement. Car il est certain que nous améliore une terre qui rapporte beaucoup de fruit, après qu'on en a arraché les épines dont elle était couverte, que d'une autre qui n'ayant pas eu d'épines rapporte peu de chose, quelque peine qu'on prenne à la cultiver.
Enfin il faut les exhorter à ne s'estimer pas plus que les autres à cause de la sublimité de leur état qui les relève au dessus d'eux, parce qu'ils ne connaissent pas la vie et la sainteté de ceux qui leur sont inférieurs par leur état. Car dans le jugement de Dieu qui est toujours juste, le mérite des actions renverse souvent l'ordre des conditions. Et nous en avons une image dans les choses naturelles. Car il n'y a personne qui ne sache qu'entre les pierres précieuses l'escarboucle l'emporte de prix au dessus de l'hyacinthe. Cependant, on fait plus d'état de l'hyacinthe qui a une couleur bleue vive et azurée, que de l'escarboucle qui n'a qu'une couleur de feu pâle et mourante ; parce que cette beauté et cette vivacité rend en effet l'hyacinthe préférable à l'escarboucle, quoiqu'elle soit d'un moindre prix par sa nature, et que la couleur défaite de l'escarboucle lui ôte l'avantage que la nature lui a donné sur l'hyacinthe. II en est de même parmi les hommes. II y en a qui sont moins à estimer, quoiqu'ils soient dans un état plus sublime et plus relevé : et il y en a qu'on doit estimer davantage, quoiqu'ils soient dans un état beaucoup inférieur à celui des autres; parce que ceux-ci relèvent la bassesse de leur état par l'excellence et la sainteté de leur vie, et que les autres ravalent l'excellence et la dignité du leur en ne vivant pas d'une manière assez sainte et assez parfaite.
De quelle manière il faut instruire ceux qui font pénitence des péchés en actes, et ceux qui la font pour des péchés de pensée.
IL faut instruire ceux qui pleurent les péchés actuels qu'ils ont commis, autrement que ceux qui ne pleurent que des péchés de pensée. II faut porter ceux qui gémissent pour les péchés en acte qu'ils ont commis, à faire en sorte que rien ne manque à leur pénitence, puisque rien n'a manqué à leur péché ; de crainte qu'ils ne se rendent encore plus redevables à la justice de Dieu si pleurant moins qu'ils ne doivent leurs mauvaises actions, il manque quelque chose à la satisfaction qu'ils lui en doivent. Car il est écrit : Tu nous a donné tes larmes, et en quantité (Ps 79, 6) pour marquer que chacun doit verser sur son âme des larmes de pénitence ou de contrition avec d'autant plus en abondance qu'il sait que ses péchés l'ont rendue plus sec et plus aride.
II faut leur dire qu'ils doivent toujours avoir devant les yeux leurs fautes passées, et faire en forte par leur bonne vie que Dieu, juge sévère, ne les aperçoive plus. Car David ne dit à Dieu: Détournez, vos yeux de mes péchés qu'après avoir dit un peu auparavant : Mon péché est toujours devant moi (Ps 50). Comme s'il disait: Je vous prie, Seigneur, de vouloir ne pas voir mes offenses, parce que je ne cesse pas de les avoir devant mes yeux. C'est pourquoi Dieu dit au pécheur par la bouche d'un de ses Prophètes : Je ne me souviendrai pas de vos péchés, mais vous, vous devez toujours les avoir présent en votre mémoire (Is 43.25).
II faut leur dire qu'ils considèrent en particulier et en détail tout le mal qu'ils peuvent avoir fait, afin que pleurant chaque faute qui a contribué à leur faire perdre leur innocence, ils puissent en même temps se laver et se purifier entièrement dans leurs larmes. C'est ce que Jérémie a fort bien exprimé quand il considère tous les péchés de la Judée et qu'il dit : Différents ruisseaux ont coulé de mes yeux (Lam 3,48). Car il sort de nos yeux de différents ruisseaux de larmes quand nous en répandons de particulières pour chaque péché particulier. En effet l'âme n'est pas dans un même temps touchée toujours également de tous ses péchés; mais à mesure que le souvenir des uns ou des autres la pénètre plus vivement, la douleur vive qu'elle en conçoit en particulier la nettoie enfin et la purifie entièrement de tous.
II faut les exhorter à attendre de Dieu la miséricorde qu'ils lui demandent de crainte que l'excès de leur tristesse ne les abatte jusqu'à les perdre. Car Dieu qui est plein de bonté et de douceur ne leur remettrait pas leurs péchés devant leurs yeux pour les porter à les pleurer, s'il voulait agir contre eux avec toute la sévérité de sa justice. Et il est bien visible qu'il veut leur faire éviter ses jugements, puisqu'en les prévenant et en leur faisant miséricorde, il les rend eux-mêmes leurs propres juges : D'où vient qu'il est dit dans le Psalmiste: Allons au devant de sa face en nous confessant (Ps 94, 2)
Mais en même temps il faut les exhorter à espérer tellement en la miséricorde de Dieu, qu'ils ne se relâchent pas en se tenant imprudemment en sûreté. Car notre ennemi use d'ordinaire, de cet artifice, que lorsqu'il voit que ceux qu'il a engagés dans le péché sont dans l'affliction d'y être tombés, il les séduit et les trompe par la douceur qu'il leur fait trouver dans cette fausse confiance qu'il leur inspire. Et c'est ce qui est fort bien représenté dans l'histoire de Dina. Dina, dit l'Ecriture sainte, sortit pour voir les femmes de la contré ; l'ayant aperçu, Sichem ( ) tomba amoureux d'elle fit violence à sa virginité et dormi avec elle; son âme s'attacha et se colla à cette fille. Aíais voyant quelle était affligée de la violence qu'il lui avait faite, tâcha d'adoucir sa tristesse par des caresses et par de douces paroles (Gn 34. 1-3). Car que signifie cette Dina qui va voir les femmes d'un autre pays, sinon notre âme même, qui négligeant ce qui la regarde et s'occupant de ce qui regarde les autres, se dissipe abandonne les exercices de sa profession et de son état et Sichem, qui est le Prince de ce pays étranger, lui fait violence, lorsque le démon trouvant cette âme occupée ainsi des soins de choses qui lui sont étrangères, la corrompt et l'engage dans le crime; et il colle à cette fille, parce qu'elle lui est intimement unie par son iniquité. Mais parce que son âme reconnaissant enfin sa faute rentre en elle-même, et qu'elle tâche de pleurer son péché, ce corrupteur alors remplit son esprit d'espérances vaines et de fausses assurances, pour lui faire perdre le fruit de la douleur qu'elle ressent. Et c'est pour cela qu'il est dit ensuite de Sichem, qu'il tâcha d'adoucir la tristesse de Dina par des caresses et par de douces paroles. Car c'est ainsi que le Démon amuse l'âme, tantôt en lui représentant que d'autres ont commis des actions bien plus criminelles qu'elle ; tantôt en lui persuadant que ce qu'elle croit avoir fait de mal n'est rien ; tantôt que Dieu est plein de miséricorde; tantôt en l'assurant qu'elle aura encore assez de temps pour en faire pénitence, afin que la tenant toujours abusée de la sorte, elle perde le désir de faire pénitence, et que n'étant plus touchée en cette vie du regret de ses offenses elle ne jouisse pas dans l'autre des avantages qu'elle en aurait pu tirer, et qu'elle y soit d'autant plus accablée de supplices qu'elle aura eu plus de satisfaction dans les péchés qu'elle y a commis.
II faut au contraire avertir ceux qui sont touchés de regret pour les seuls péchés de pensée qu'ils ont commis, de considérer avec soin dans le fond de leur conscience s'ils n'ont péché que par le seul plaisir qu'ils ont senti ou si ce plaisir a passé jusqu'au consentement même. Car souvent le coeur étant tenté prend plaisir au mal que la chair lui inspire ; et néanmoins il lui résiste en même temps étant soutenu de la lumière de la raison : de sorte qu'il arrive en un même homme en même temps que ce qui lui plaît l'afflige, et que ce qui l'afflige lui plaît.
Mais quelquefois aussi l'âme est tellement absorbée dans la tentation, que bien loin de résister elle se laisse aller avec délibération et d'une pleine volonté à ce que le plaisir qui la tente lui inspire; de sorte que si rien ne lui manque au dehors pour l'exécution des désirs, elle les exécute aussitôt. Ce péché, si l'on en juge selon le jugement que Dieu, n'est pas un péché de simple pensée, mais un péché d'action. Car quoiqu'au dehors l'âme faute d'occasion il n'ait pas commis cette mauvaise action, néanmoins le consentement intérieur que sa volonté y a donné a le même effet à son égard que si elle l'avait commise.
Or nous apprenons par le péché de notre premier Père, qu'il y a trois choses qui contribuent à la consommation du péché -, savoir la suggestion, l'attrait et le consentement. La première vient de notre ennemi, la seconde se passe dans notre chair et la troisième dans notre esprit. L'ennemi qui tâche toujours de nous surprendre, nous suggère le mal. La chair se laisse aller au plaisir qu'elle y ressent. Et enfin, l'esprit emporté par ce plaisir y donne son consentement. Ainsi le serpent commença par inspirer à Eve une chose défendue. Eve comme la figure de la chair se laissa aller au plaisir qu'elle y trouva. Et Adam qui représente la raison et l'esprit, gagné par l'inspiration de l'un, et par le plaisir que prit l'autre, consentit. La suggestion donc nous inspire le péché, le plaisir que nous y prenons nous surmonte, et le consentement nous en rend esclaves.
II faut donc dire à ceux qui pleurent les péchés de pensée qu'ils ont commis qu'ils considèrent soigneusement dans lequel de ces trois degrés de péchés ils sont tombés ; afin qu'ayant bien reconnu dans le fond de leur âme qu'elle est la nature de leur cliente, ils versent autant de larmes qu'il en faut pour s'en élever ; de crainte que concevant peu de douleur de ces péchés de pensée, ils ne passent jusques aux actions criminelles.
Néanmoins, il leur faut tellement donner en cela de la terreur et de la crainte qu'on ne les jette pas dans l'abattement. Car souvent Dieu plein de miséricorde comme il est, remet d'autant plus facilement à l'âme les péchés de pensée, qu'il n'a pas permis qu'elle passât jusqu'à l'action : et l'âme se dégage aussi d'autant plus aisément de ces sortes de péchés qu'elle y est moins fortement engagée n'en étant pas venue jusqu'à l'exécution. C'est pourquoi le Psalmiste a fort - bien dit: J'ai dit en mon âme : je dénoncerai mes offenses au Seigneur: et vous m'avez remis la malice de mon coeur (Ps 31,5). Quand il parle de la malice de son coeur il marque assez qu'il veut parler de l'injustice de ses pensées. Et quand après ces paroles: J'ai dit en mon âme il ajoute aussitôt, Et vous m'avez remis, il donne assez à connaître combien Dieu se rend facile à pardonner ces sortes de fautes. Car quoiqu'il n'eût fait que lui promettre de se repentir de ses offenses, il ne laissa pas néanmoins d'en recevoir le pardon parce que son péché n'ayant pas passé jusqu'à l'action, sa pénitence ne doit pas aller jusqu'à la peine corporelle, et que le déplaisir qu'il en avait conçu dans son coeur soit capable de purifier les tâches qu'il avait contractées par la seule pensée.
De quelle manière il faut instruire ceux qui pleurant leurs péchés sans y renoncer et ceux qui y renoncent sans les pleurer.
Il faut instruire d'une manière ceux qui pleurent leurs péchés qu'ils ont commis sans toutefois cesser de les commettre, et d'une autre ceux qui les quittent mais qui ne les pleurent pas. II faut avertir les premiers de considérer avec soin que c'est en vain qu'ils se lavent dans leurs larmes, puisqu'ils se souillent ensuite par la corruption de leur vie et qu'ils ne se lavent dans leurs pleurs que pour retourner après être purifiés dans leurs premières impuretés. C'est pourquoi l'écriture les compare à un chien qui retourne a ce qu'il a vomi et à un pourceau qui après avoir été lavé est retourné dans la boue pour s'y vautrer de nouveau (II Pierre 2, 22). Car comme le chien qui vomit jette dehors ce qui le chargeait au dedans ; et que lorsqu'il retourne à ce qu'il a vomi, il se charge de nouveau de ce dont il s'était déchargé, de même ceux qui pleurent leurs péchés se déchargent en se confessant de la malice et de la corruption dont ils étaient remplis et donc leur conscience était chargée ; mais ils s'en rechargent après leur confession lorsqu'ils y retournent. Et comme aussi plus le pourceau se lave dans la boue et plus il se salit, ainsi celui qui pleure les péchés qu'il a commis sans toutefois les quitter, se rend plus coupable et digne d'un plus grand supplice qu'il n'était auparavant parce qu'il néglige le pardon qu'il pouvait obtenir en pleurant ses fautes. Et ainsi les larmes qu'il verse en cet état sont comme une eau bourbeuse où il se plonge, puisque n'étant pas jointes à une vie pure, elles sont impures et souillées aux yeux de Dieu. C'est aussi pour cela qu'il est écrit: Ne répétez pas le même discours dans votre prière (Sir 7, 15). Car répéter un même discours dans sa prière, c'est commettre un péché qu'on a déjà pleuré et qu'il faut pleurer de nouveau. C'est pourquoi encore Isaïe dit lavez-vous, soyez nets (Is 1, 16). Car quiconque ne garde pas l'innocence après en avoir pleuré la perte, est comme celui qui n'a pas soin de demeurer net après s'être lavé. Ceux donc qui ne cessent pas de pleurer les péchés qu'ils ont commis et qui en commettent de nouveaux qu'ils sont obligés de pleurer se lavent bien mais ne sont jamais nets. D'où vient que l'Ecclésiastique dit : Si on se lave après avoir touché un mort et qu'on le touche de nouveau, a quoi sert-il de s'être lavé ? (Sir 34, 30). Car c'est se laver après avoir touché un mort que de se purifier de ses péchés par ses larmes ; mais l'on touche ce mort de nouveau, quand après avoir pleuré ses péchés on vient encore à les commettre.
Il faut avertir ceux qui pleurent leurs péchés sans toutefois les quitter de songer qu'ils sont à l'égard de Dieu, comme ceux qui se présentant devant de certaines personnes leur rendent de grandes soumissions et de grandes déférences, et qui n'étant plus en leur présence se montrent leurs ennemis et leur font tout le mal qu'ils peuvent. Car qu'est-ce que pleurer ses péchés sinon donner à Dieu des témoignages et des marques de sa piété et de sa soumission à son égard ? Et qu'est-ce que retourner à ses péchés après les avoir pleurés sinon se déclarer encore avec plus d'orgueil et d'insolence l'ennemi de celui qu'on avoir recherché avec tant de soumission et d'humilité. C'est ce qui fait dire à saint Jacques quiconque veut devenir ami de ce siècle devient ennemi de Dieu (Jc 4,4)
II faut les avertir de considérer avec soin que comme il y a des gens de bien qui ont des mouvements qui les portent au péché sans qu'ils perdent leur innocence; il y a aussi souvent des pécheurs qui sont touchés de mouvements de pénitence et de désir de changer de vie sans en devenir meilleurs. Car il arrive par un ordre merveilleux de la providence de Dieu qui traite en cela les hommes selon la disposition intérieure de leur coeur, que les uns commençant à faire quelque bien sans le faire néanmoins d'une manière parfaite, en conçoivent une confiance pleine de présomption au milieu même des péchés qu'ils commettent avec une grande effusion de coeur ; et que les autres étant tentés de faire un mal auquel ils ne consentent pas, se trouvent d'autant plus affermis dans la voie de la justice par leur patience, qu'ils ont été plus ébranlés à cause de leur infirmité. Ainsi Balaam voyant les tentes du peuple d'Israël s'écria : Que je meure de la mort des tes justes, et que la fin de ma vie ressemble à la leur ! (Nb 23, 10). Cependant dès que ces bons mouvements furent prononcés, il donna des avis aux ennemis de ce peuple contre les intérêts et la vie de ce peuple même à qu'il voulait ressembler en mourant ; et dès qu'il eut trouvé une occasion favorable de satisfaire son avarice, il oublia tout ce qu'il avait formé de désirs pour la vertu et l'innocence. Saint Paul au contraire s'écrie : Je sens une loi dans mes membres qui combat la loi de mon esprit et qui m'entraîne captif sons la loi du péché qui est dans mes membres (Rom 7, 23). Et il est ainsi tenté de telle manière que l'expérience de son infirmité raffermisse davantage dans le bien et dans la vertu. D'où vient donc que Balaam étant touché d'un mouvement de componction n'en devient pas néanmoins plus juste ; et que Saint Paul étant tenté et excité au mal conserve son innocence ; sinon pour montrer d'une part qu'il ne sert à rien aux méchants d'avoir des désirs pour le bien s'ils ne les exécutent pas et de l'autre que quelques mouvements déréglés que ressentent les justes ils ne deviennent pas coupables lorsqu'ils n'y consentent pas.
II faut au contraire avertir ceux qui quittent leurs péchés sans les pleurer de ne pas croire qu'ils leur soient remis, parce qu'ils cessent d'en commettre. Car encore qu'ils ne les multiplient pas en en commettant de nouveaux, ils ne sont pas néanmoins purifiés de ceux qu'ils ont commis lorsqu'ils ne les pleurent pas. Car de même qu'une personne qui écrit quelque chose, en cessant d'écrire et n'ajoutant rien davantage n'efface pas pour cela ce qu'il a écrit auparavant ; qu'un homme qui a dit des injures à un autre ne répare pas se taisant simplement, mais il faut qu'il répare les paroles pleines d'orgueil et d'insolence qu'il a dites, par d'autres qui soient pleines de modestie et de soumission; et qu'un créancier n'est pas quitte de ses dettes pour n'en contracter pas de nouvelles s'il ne satisfait à celles qu'il a contractées auparavant : Ainsi lorsque nous avons péché contre Dieu, nous ne satisfaisons pas à sa justice en cessant de l'offenser si nous n'expions par nos larmes et nos gémissements le mal que nous avons commis, en suivant les plaisirs que nous avons aimés. Si le témoignage que nous rendait notre propre conscience, que nous ne nous serions souillés par aucune action mauvaise pendant tout le cours de notre vie, ne suffirait pas néanmoins, étant comme nous sommes agités de tant de passions déréglées, pour nous assurer de notre salut : comment un homme peut il se croire en assurance, qui sachant qu'il a commis beaucoup de péchés est convaincu par lui-même qu'il n'est pas innocent ? Ce n'est pas que Dieu prenne plaisir à nous voir souffrir : mais c'est qu'il veut guérir les maladies des âmes par des remèdes qui leur soient contraires. II veut que nous étant éloignés de lui par la douceur et la mollesse des voluptés, nous retournions à lui par l'amertume des larmes et des gémissements ; et qu'étant tombés dans le péché en nous laissant aller à des choses défendues, nous nous relevions en nous privant de celles même qui sont permises. Enfin il veut que le coeur qui s'est répandu dans de fausses joies, soit resserré par une tristesse salutaire ; et que la plaie qui est venue de l'élévement de l'orgueil, soit guérie par les pratiques d'une vie humble et abjecte.
C'est ce qui a fait dire au Prophète Roi ces paroles : Va, dit aux méchants, ne continuez plus vos mauvaises actions; aux pécheurs ne vous élevez point insolemment (Ps 74, 5). Car les pécheurs s'élèvent insolemment, quand la connaissance de leurs péchés n'est pas capable de les faire entrer dans l'humiliation de la pénitence. Et c'est pourquoi le même Prophète a encore dit, que Dieu ne rejette pas un coeur contrit et humilié (Ps 50, 19). Or ceux qui pleurent leurs péchés sans les abandonner ont à la vérité le coeur contrit, mais ils ne le tiennent pas dans l'humiliation : et au contraire ceux qui les quittent sans les pleurer, ont bien le coeur dans l'humiliation, mais ils ne se mettent pas en peine de l'avoir percé de douleur et de regret.
C'est aussi pour le même sujet que Saint Paul a dit aux Corinthiens: Vous avez ainsi mais vous avez été lavés, vous avez été sanctifiés (I Cor 6, 11) parce que ceux qui ont été premièrement lavés et purifiés par les larmes de la pénitence sont sanctifiés ensuite par la pureté d'une nouvelle vie. Et c'est ce qui fait dire à saint Pierre à des personnes qu'il voulait frapper et effrayer de la considération de leurs anciens désordres : Faites pénitence et que chacun de vous soit baptisé (Act. 2, 38). Avant de leur parler da baptême il leur parle des larmes de la pénitence, pour leur apprendre qu'ils doivent commencer à se laver dans les eaux de leurs larmes, pour achever ensuite de se purifier dans celles du Sacrement de baptême. Comment se fait-il don que certains ne pleurent pas leurs fautes passées alors que le souverain, Pasteur de l'Eglise a cru qu'il fallait joindre les larmes de la pénitence au baptême, quoique ce Sacrement ait une force et une vertu toute particulière pour effacer les péchés ?
De quelle manière il faut instruire ceux qui justifient leurs désordres et ceux qui les condamnant n'ont pas soin de les éviter.
Il faut parler différemment à ceux qui approuvent et justifient le mal qu'ils font et à ceux qui, le condamnant, n'ont pas soin de l'éviter. II faut avertir les premiers de considérer qu'ils pèchent souvent davantage par l'approbation qu'ils donnent à leurs mauvaises actions que par leurs actions mêmes, puisque quand ils en commettent il n'y a qu'eux qui font le mal, au lieu qu'ils mettent en danger tous ceux qui les entendent louer leurs désordres d'en commettre de semblables.
II faut donc leur dire que s'ils font encore difficulté de déraciner le mal de leur âme, ils doivent éviter du moins de le répandre dans le coeur des autres ; qu'il leur doit suffire de se perdre eux-mêmes ; et que s'ils ne craignent pas d'être méchants, ils doivent du moins avoir quelque confusion de s'afficher ainsi. Car bien souvent on se défait entièrement d'un vice, quand on a le soin de le tenir caché, parce que l'âme qui est capable d'avoir de la honte de paraître ce qu'elle ne craint pas d'être en effet, est capable aussi quelquefois d'avoir honte d'être en effet ce qu'elle ne veut pas que l'on sache qu'elle est. Mais plus les méchants ont perdu toute honte, plus ils prennent de liberté de commettre de méchantes actions, plus ils croient qu'elles leurs sont permises; et cette opinion fait qu'ils se plongent encore plus dans le mal. C'est pourquoi il est dit dans Isaïe: Ils ont rendu comme Sodome leur péché public, et ils n'ont pas eu soin de le cacher (Is 3,9). Car si Sodome avait caché son péché, en péchant elle aurait eu encore honte de son vice ; mais parce qu'elle s'était abandonnée si prodigieusement au mal, qu'elle ne cherchait pas même l'obscurité de la nuit pour le commettre, plus rien ne la retenait. Et c'est encore pour ce même sujet qu'il est dit dans la Genèse: Le grand cri de Sodome et de Gomore s'est multiplié (Gn 18, 20). Car pousser jusque à l'action un péché, c'est comme une voix qui se fait entendre; mais quand on commet le crime avec insolence et avec audace, alors ce n'est plus une simple voix, mais un cri et une clameur.
II faut au contraire avertir ceux qui condamnent le mal qu'ils font sans se mettre néanmoins en peine de l'éviter, de songer de quelle excuse ils se pourront couvrir devant Dieu dont le jugement exact ; puisque eux-mêmes jugent ici leurs fautes entièrement inexcusables, qu'en sera-t-il devant le Très-Haut ? S'ils sont ainsi à l'égard d'eux-mêmes, comme des ministres de la justice qui font des cris publics contre les fautes des criminels, ils se condamnent ; et ne cessant pas de les commettre, leur faute est plus grave encore.
II faut donc les porter à reconnaître que c'est déjà un effet du jugement secret de Dieu sur eux de ce qu'ils sont assez éclairés pour voir le mal qu'ils commettent, et que néanmoins ils ne tâchent pas de vaincre ce mal ; de sorte qu'ils seront d'autant plus rigoureusement punis, qu'ils auront été plus éclairés, et qu'ayant reçu cette lumière ils n'auront pas abandonné les ténèbres du péché. Car il est certain que ceux qui négligent de se servir de la connaissance que Dieu leur donne pour les aider à sortir de leur égarement, tournent cette grâce contre eux-mêmes; et cette lumière qu'ils avaient reçue afin qu'ils travaillassent à expier leurs péchés, ne servira un jour qu'à augmenter leurs supplices. Et même il est vrai de dire que quand leur dérèglement et leur malice leur fait faire ainsi des fautes centre leur propre connaissance et leur propre discernement, ils commencent à ressentir par avance l'effet du jugement avenir, parce qu'en même temps qu'ils se rendent redevables des supplices éternels, ils savent ce qu'ils les méritent ; de sorte qu'ils seront punis en l'autre monde avec d'autant plus de sévérité qu'ils n'auront pas voulu quitter dans celui-ci le mal qu'ils y ont eux-mêmes condamné. C'est ce qui a fait dire à Jésus-Christ, que le serviteur qui aura connu la volonté de son maître, et qui néanmoins n'a rien préparé et n'a pas agi selon cette volonté, sera battu rudement (Lc 12, 47). C'est pour cela que le Prophète Roi a dit, qu'ils descendent en enfer tout vivants (Ps 54, 16). Car les vivants savent et sentent tout ce qui se fait en leurs personnes ; mais les morts n'ont ni cette connaissance ni ce sentiment. Ils descendront donc morts dans les enfers, s'ils faisaient du mal sans en avoir de connaissance: mais quand ils voient le mal qu'ils font et qu'ils ne laissent pas de le commettre, ils descendent misérablement avec toutes leurs connaissances dans l'abîme de l'iniquité comme au fond de l'enfer.
De quelle manière il faut instruire ceux qui tombent dans le péché par surprise, et ceux qui pèchent avec délibération.
Il faut exhorter ceux qui sont emportés par des mouvements imprévus de leur concupiscence autrement que ceux qui pèchent avec connaissance et en pleine conscience.
II faut représenter aux premiers qu'ils doivent se regarder dans la vie présente comme y étant continuellement exposés au combat ; que leur coeur ne pouvant pas prévoir les coups qu'on peut lui porter doit toujours être couvert comme d'un bouclier, d'une crainte salutaire ; qu'ils se tiennent toujours sur leurs gardes ; qu'ils doivent prévoir les traits invisibles de l'ennemi qui ne songe qu'à les surprendre et que dans l'obscurité de ce combat ils doivent avoir soin de munir leur coeur qui est leur fort, d'une circonspection et d'une vigilance continuelle. Car un coeur qui n'est pas muni de la sorte est exposé à tous les coups de l'ennemi : et cet ennemi qui ne manque pas d'adresse le blesse d'autant plus aisément qu'il le voit destitué de cette prévoyance qui doit lui servir comme de cuirasse pour les parer.
II faut les avertir de se détacher peu à peu du trop grand soin qu'ils ont des choses temporelles et passagères, parce qu'il ne se peut faire que la trop grande attache qu'ils y ont ne les empêche de s'apercevoir de toutes les fautes qu'ils commettent, qui sont comme autant de traits qui blessent leur âme.
Et c'est ce qu'a voulu exprimer Salomon par ces paroles qu'il met dans la bouche d'un homme ivre qu'on a blessé en dormant : Ils m'ont frappé sans que souffre; ils m'ont traîné sans que je m'en sois aperçu. Quand m'éveillai je trouvai pour boire encore ! (Pr 23, 35) Car une âme qui n'a pas soin de se tenir sur ses gardes s'endort, et étant endormie on la blesse sans qu'elle sente aucune douleur ; parce que comme elle ne prévoit pas les maux qui la menacent, elle ne voit pas non plus les sautes qu'elle commet. On la tire aussi et on l'entraîne sans quelle en sente rien, parce qu'elle est comme emportée par tous les objets de ses sens, dont la douceur et les charmes l'engagent dans le vice sans qu'elle se réveille pour y prendre garde. Et elle souhaite être réveillée pour boire comme auparavant; parce qu'encore que l'abrutissement où elle est par sa négligence l'empêche de veiller sur elle-même, il ne l'empêche pas néanmoins d'être vigilante en ce qui regarde les soins et les occupations du siècle, afin de pouvoir toujours s'enivrer des plaisirs qu'elle y trouve : de sorte qu'étant endormie à l'égard des choses pour lesquelles elle devait avoir toute la vigilance possible ; elle souhaite être vigilante à l'égard de celles pour lesquelles il est mieux qu'elle soit endormie.
Aussi le Sage dit un peu auparavant, en parlant à ceux qui s'enivrent et qui sont en cela la figure de ceux qui sont pour ainsi dire enivrés du soin des choses du monde : Vous vous trouverez, comme un homme endormi au milieu de la mer, et comme un pilote qui est tellement assoupi qu'il ne sait plus ce qu'est devenu le gouvernail de son vaisseau (Pv 23, 34). Car celui-là dort au milieu de la mer, qui se trouvant au milieu des tentations de ce monde, néglige de prévenir les divers mouvements de ses passions qui comme autant de flots l'agitent. Et il est comme un pilote qui perd son gouvernail, lorsque son esprit abandonne entièrement le soin de conduire le corps. Car perdre son gouvernail dans la mer, c'est ne tenir pas son esprit appliqué sur soi-même parmi les tempêtes de cette vie. Et comme au contraire lorsqu'un Pilote à soin de tenir ferme son gouvernail et d'en être toujours le maître, tantôt il conduit son vaisseau en rompant les flots qui lui résistent, tantôt il rompt l'impétuosité des vents en le conduisant de côté et comme en biaisant : De même aussi lorsque l'esprit de l'homme apporte toute la vigilance et toute l' application qu'il doit à se conduire, tantôt il surmonte une chose en la foulant aux pieds et la méprisant, tantôt il en évite d'autres par sa prévoyance; en sorte que d'une part il se met par son travail au dessus de tous les maux présents, et que de l'autre il se fortifie contre les attaques qu'il doit recevoir en s'y préparant de bonne heure.
C'est pour cela que l'écriture dit très bien de ceux qui combattent courageusement pour la patrie céleste : Que chacun ait son épée à son côté a cause des craintes de la nuit (Cant 3, 8). Car l'on met son épée à son côté lorsqu'on surmonte les mauvaises pensées de la chair par un saint discours, comme par la lame d'une épée. Et par le mot de nuit il faut entendre l'aveuglement auquel nous sommes sujets à cause de l'infirmité de notre nature ; parce qu'on ne voie pas les dangers où l'on est prêt de tomber durant la nuit. Ainsi tous les saints ont leur épée au côté à cause des craintes de la nuit, parce qu'appréhendant même ce qu'ils ne voient pas ils ont soin de se tenir toujours prêts à combattre quand il en sera besoin.
C'est aussi pour cela qu'il est dit à l'épouse du cantique, que son nez, est comme la tour du Liban (Cant 7, 4). Car nous n'apercevons souvent par l'odorat des choses que nous n'apercevons pas de nos yeux et le nez est une partie qui nous sert à discerner les bonnes et les mauvaises odeurs. La sage prévoyance des gens de bien est donc proprement ce qui est marqué par le nez de l'Eglise dont parle le Sage. Et il dit que ce nez, est semblable à la tour du Liban, parce que leur fige prévoyance est si élevée qu'elle voit les choses de si loin, qu'ils découvrent les combats que les tentations leur doivent livrer, avant qu'elles soient arrivées ; de sorte qu'ils se trouvent en état d'y résister lorsqu'ils en sont attaqués. Car quand on a prévu ce qui doit arriver, on le craint moins quand il arrive ; plus on s'est disposé à recevoir l'ennemi, plus cet ennemi qui ne croyait pas être attendu, s'affaiblit et perd de ses forces quand il se voit découvert.
II faut au contraire avertir ceux qui pèchent avec connaissance et de dessein formé, de considérer sagement que quand ils pèchent ainsi avec connaissance et de propos délibéré, ils attirent sur eux un jugement plus rigoureux de la part de Dieu. Car il les condamnera avec d'autant plus de sévérité qu'ils se seront engagés dans le péché avec plus de discernement et de maturité. Et en effet peut-être que s'ils n'avaient péché que par surprise il leur serait plus aisé de se purifier de leurs péchés et d'en faire pénitence. Mais il est bien difficile de rompre si tôt les liens du péché, lorsqu'on lorsqu'on l'a fortifié en le commettant avec délibération. Et en effet : pour pécher de la sorte il faut avoir méprisé entièrement les biens éternels.
II y a donc cette différence entre ceux qui pèchent par surprise et ceux qui offensent Dieu de propos délibéré que ceux-ci pour l'ordinaire ne font pas plutôt sortis en péchant de l'état de la justice, qu'ils tombent en même temps dans le désespoir et qu'ils ne conservent plus dans leur coeur aucun reste d'espérance. C'est ce qui fait que Dieu reprenant ceux qui pèchent par affection et par connaissance plutôt que par surprise leur dit : Craignez, que ma colère et mon indignation n'éclate comme un feu et qu'elle ne s'allume tellement à cause du plaisir avec lequel vous vous étudié à mal faire, que personne ne pusse éteindre (Jer 4,4). Et il ajoute : Je vous traiterai selon que je verrai en vous des effets de l'affection avec laquelle vous vous portez au mal (Jer 23, 2).Comme donc il y a une grande différence entre les péchés que l'on commet avec délibération, et ceux que l'on commet par surprise, Dieu pardonne moins les premiers que les derniers. Car la faiblesse ou la négligence ont souvent la principale part dans ceux-ci, au lieu que dans ceux- là on se porte à faire le mal par une affection et une intention déréglée. Et c'est contre cette disposition que le Prophète Roi s'élève en parlant l'homme heureux, quand il dit de lui qu'il ne s'est pas assis dans la chaire de corruption (Ps 1, 1). Les chaires sont ordinairement pour les juges ou pour ceux qui président. Ainsi, être assis dans la chaire de corruption, c'est faire une action mauvaise par une espèce de jugement et de délibération ; c'est raisonner en soi-même sur le mal qu'on veut faire, en avoir le discernement, et le faire néanmoins après cette délibération. On est donc assis dans une chaire pour y prononcer des jugements iniques lorsqu'on pèche avec tant d'orgueil et de malice, que l'on tâche de ne pécher qu'après avoir bien examiné et bien pesé le mal que l'on a dessein de faire. Et de même que ceux qui sont assis dans une chaire sont au dessus du peuple qui les environne ; aussi les péchés de ceux qui pèchent avec délibération surpassent en malice les péchés de ceux qu'un mouvement indélibéré y engage. C'est pourquoi il faut faire entendre à ceux qui se portent an péché avec tant de connaissance et de délibération, qu'elle effroyable punition ils doivent attendre de la justice de Dieu puisqu'ils ne font pas seulement du nombre des pécheurs, mais qu'ils tiennent même entre eux le premier rang.
De quelle manière il faut instruire ceux qui tombent souvent dans de petites fautes et ceux qui tâchant d'éviter les plus petites tombent quelquefois dans de grandes.
Il faut instruire ceux qui font des choses illicites quoique de peu de conséquence, autrement que ceux qui évitant les plus petites fautes tombent quelquefois dans les plus grandes. II faut dire aux premiers de ne s'arrêter pas tant à la légèreté de ces fautes, qu'à considérer combien le nombre en est grand; afin que s'ils ne trouvent pas dans la qualité de ces péchés un sujet suffisant de craindre, leur nombre au moins les épouvante.
II faut leur représenter que les gouttes d'eau quelques petites qu'elles soient, lorsqu'elles tombent en abondance remplissent les lits les plus profonds des plus grands fleuves ; que la sentine d'un vaisseau se remplissant insensiblement et peu à peu, n'est pas moins capable de le faire périr, que les plus grands flots qu'excite une tempête qui le submerge et que quelque peu considérables que soient les plaies que fait la galle au corps, elles peuvent néanmoins être si nombreuses qu'elles causeront aussi bien la mort d'un homme, que le pourrait faire la plus dangereuse blessure. C'est pourquoi il est dit dans l'Ecclésiastique que celui qui méprise les petites choses tombera insensiblement (Sir 19,1). Car celui qui néglige de pleurer et d'éviter les plus petites fautes, ne tombera pas tout d'un coup de l'état de la justice et de la vertu ; mais en s'en éloignant peu à peu il viendra enfin à l'abandonner entièrement.
II faut donc avertir ces personnes de considérer soigneusement qu'il est quelquefois plus dangereux de tomber dans une petite faute que dans une grande parce que l'on est plus facilement convaincu du mal qu'il y a dans une grande faute, l'on s'en corrige aussi plus facilement ; mais comme on ne reconnaît presque pas de mal dans celles qui font légères, l'on continue toujours de les commettre, et cela avec d'autant plus de danger pour le salut, qu'on croit qu'il y en a moins. D'où il arrive assez ordinairement que l'âme s'accoutumant ainsi peu à peu à faire de petites fautes, devient enfin capable de n'avoir pas même d'horreur des plus grandes. Et comme elle se nourrit dans cette habitude, elle y contracte une si grande assurance dans le mal, qu'elle appréhende d'autant moins de tomber dans des péchés énormes, qu'elle a appris en en commettant de légers à pécher sans crainte.
Il faut au contraire dire à ceux qui se gardant des petites fautes se plongent quelquefois dans de grands crimes, que s'ils examinent bien leur conscience ils reconnaîtront que c'est l'orgueil secret qu'ils conçoivent dans leur coeur à cause de la fidélité qu'ils ont dans les petites choses, qui les engage dans les grands désordres, parce que tirant un sujet de vanité de ce qu'ils se rendent ainsi maîtres d'eux-mêmes dans des occasions peu importantes, cette vaine gloire les domine tellement, que leur âme en étant toute abattue et toute languissante se laisse aller à des actions criminelles.
II faut donc les avertir de prendre garde qu'au même temps qu'ils s'imaginent d'un côté être debout, ils ne tombent effectivement de l'autre ; et que par une juste punition de Dieu l'élévement que leur cause la satisfaction d'avoir fait un peu de bien, ne leur soit une occasion de tomber dans les plus grands crimes. Car ceux qui s'élevant en eux-mêmes attribuent à leurs propres forces le peu de bien qu'ils font, étant ensuite justement abandonnés de Dieu, se trouvent ensuite accablés sous le poids des péchés les plus énormes, et ils apprennent par leur chute que ce n'était pas par eux-mêmes qu'ils étaient demeurés debout ; et ainsi les grands excès où ils tombent rabaissent et humilient leur coeur qui s'était élevé pour les moindres actions de vertu.
II faut leur faire concevoir que quoiqu'ils se rendent très coupables en commettant de grands crimes, ils le deviennent encore davantage lorsqu'en les commettant ils affectent d'être ridelles dans de petites choses ; parce qu'étant effectivement criminels et leur injustice étant toute manifeste aux yeux de Dieu, ils veulent néanmoins par cette affectation ne pas paraître tels, et même passer pour saints aux yeux des hommes.
C'est ce que Jésus-Christ reprochait aux Pharisiens lorsqu'il leur disait : Vous filtrez le moucheron et vous avalez un chameau (Mt 23, 24) : car c'est comme s'il disait : Vous avez assez de discernement pour les moindres choses qui sont mauvaises et cependant vous ne faites aucune conscience de celles qui le sont incomparablement davantage. C'est pourquoi il leur reprochait encore qu'ils payent la dîme de la menthe, de l'aneth et du cumin, pendant qu'ils négligent ce qu'il y a de plus important dans la loi [savoir la justice , la miséricorde, et la foi] (Mt 23, 23). Car il faut bien remarquer que dans ce reproche que notre Seigneur leur fait de payer la dîme des plus petites choses, il se sert pour exemple des moindres petites herbes mais toutes de bonne odeur pour montrer que les hypocrites qui s'attachent à de petites choses le font avec dessein de répandre par là l'odeur de leur sainteté et de leur bonne vie parmi les hommes, que quoiqu'ils ne se mettent pas en peine de pratiquer ce qui est de plus essentiel dans la piété et la religion, ils observent néanmoins fort exactement toutes les plus petites choses que les hommes jugent propres à répandre cette bonne odeur.
De quelle manière il faut instruire ceux qui ne veulent pas commencer à faire le bien, et ceux qui ne persévèrent pas dans celui qu'ils ont commencé de pratiquer.
Il faut parler d'une manière à ceux qui ne veulent pas même commencer à faire le bien et d'une autre à ceux qui ne persévèrent pas dans la bonne vie qu'ils ont commencée. A l'égard de ceux qui n'ont pas encore commencé à bien vivre il ne faut pas travailler d'abord à établir en eux l'amour du bien qu'ils doivent pratiquer, mais il faut s'employer fortement à y détruire les mauvaises habitudes qu'ils ont contractées ; car ils ne se résoudront jamais à embrasser les choses auxquelles on les porte et dont ils n'ont pas encore l'expérience, à moins qu'on ne leur fasse connaître combien sont pernicieuses celles dont on les veut détourner, et qu'ils ont souvent expérimentées. Un homme qui ne croit pas être tombé ne désire pas qu'on le relève : et celui qui ne sent pas la douleur de sa plaie, ne cherche pas les remèdes propres à la guérir.
Ainsi il faut commencer par leur montrer combien est vain ce qu'ils aiment, et leur représenter soigneusement ensuite les grands avantages de ce qu'ils négligent de pratiquer, afin que lorsqu'ils auront été convaincus qu'il faut fuir ce qu'ils recherchent, ils n'aient pas de peine à reconnaître qu'ils doivent rechercher ce qu'ils fuient. Car ils seront mieux disposés à recevoir ce qu'on leur dira touchant les choses qu'ils n'ont pas encore expérimentées par eux-mêmes, lorsqu'ils seront pleinement persuadés de la vérité de ce qu'on leur aura dit touchant celles dont ils ont l'expérience ; et jamais ils n'apprendront mieux à désirer les vrais biens avec une affection et une ardeur plus entière, que lorsqu'ils reconnaîtront évidemment combien ceux qu'ils possèdent étaient faux, vains et inutiles. Qu'ils apprennent donc que le plaisir que l'on prend dans les biens présents passe en très peu de temps, et que néanmoins il est la cause qu'on en souffrira des peines éternelles je parie que maintenant ce qui plaît aux pêcheurs dans ces biens, leur est ôté malgré eux et qu'alors les maux qu'ils appréhendent tant, continueront aussi malgré eux pour être à jamais leur supplice. Ainsi il faut se servir des choses mêmes auxquelles ils s'attachent criminellement pour leur donner une terreur salutaire, afin que leur âme en étant frappée, voyant la profondeur de sa ruine et se sentant sur le bord du précipice se retire comme en arrière, et que craignant ce qu'elle avait aimé, elle apprenne à aimer ce qu'elle méprisait auparavant.
C'est pour cela que Dieu dit à Jérémie quand il l'envoya pécher : Je vous ai établi sur les nations et sur les états pour déraciner, pour détruire, pour perdre pour renverser, pour bâtir, et pour planter (Jer 1, 10). Car s'il n'eût détruit d'abord le mal, il n'eût pu utilement réussir à établir le bien : et s'il n'eût arraché auparavant du coeur de ceux à qu'ils écoutent, les épines du vain amour du monde, il eût travaillé sans aucun succès à y répandre la parole de Dieu.
C'est aussi pour cela que saint Pierre commença par détruire afin d'édifier ensuite, lorsqu'au lieu d'apprendre aux Juifs ce qu'ils devaient faire, il les reprit de ce qu'ils avaient fait en leur disant: Vous savez que Jésus de Nazareth a été un homme, que Dieu a rendu célèbre parmi vous par les merveilles, les prodiges, et les miracles qu'il a faits par lui au milieu de vous. Cependant vous l'avez pris, vous l'avez crucifié et vous l'avez fait mourir par les mains des méchants, l'ayant livré par un ordre exprès de la volonté de Dieu, et par un décret de sa prescience. Mais Dieu l'a ressuscité en arrêtant les douleurs de l'enfer (Act 2, 22-24). Saint Pierre leur parlait de la sorte afin qu'ils fussent confus et comme anéantis en eux-mêmes dans la vue de l'excès où les avait portés leur cruauté et qu'ils fussent ainsi plus édifiés de la parole de Dieu et en tirassent plus de fruit, qu'ils l'écoute avec plus d'humiliation et de douleur. C'est pourquoi ces peuples répondirent aussitôt : Nos frères que ferons-nous ? A quoi Saint Pierre répliqua : Faites pénitence, et que chacun de vous soit baptisés (Act 21 37-38). Ils eussent sans doute méprisé ces paroles d'édification qui leur devaient être si salutaires, s'ils n'eussent trouvé dans celles qu'il leur avait dites auparavant la ruine entière de l'orgueil qui les avait fait tomber dans le péché.
C'est enfin pour cela que saint Paul ayant été frappé d'une lumière du ciel apprit de la voix qui se fit entendre à lui, non le bien qu'il devait faire, mais ce qu'il avait fait mal. Car lorsque ayant été renversé par terre il demanda : Qui êtes-vous Seigneur? le Seigneur lui dit : Je suis Jésus de Nazareth que vous persécutez. Et ayant reparti: Seigneur que voulez,-vous que je fasse? Le Seigneur lui répondit : Levez,-vous, entrez, dans la ville, on vous dira là ce qu'il faut que vous faire (Act 9, 6-7). Jésus-Christ se fait entendre du haut du ciel et reproche à Saint Paul la persécution qu'il lui faisait ; mais il ne lui dit pas en même temps ce qu'il voulait qu'il fît. Il détruit d'abord l'orgueil de ce pécheur et l'ayant humilié il lui fait rechercher à se relever : mais quoiqu'il eût détruit son orgueil il diffère encore quelque temps à l'instruire, afin que ce cruel persécuteur demeurant longtemps ainsi abattu, et relevé avec d'autant plus d'affermissement dans le bien, que la profondeur de sa chute l'aurait plus éloigné de son crime.
Ainsi pour instruire comme il faut ceux qui n'ont pas encore commencé à pratiquer le bien, il faut d'abord commencer par détruire en eux par une forte et sévère correction à leurs vies déréglées ; afin qu'ils puissent être ensuite en état de le pratiquer. Car on coupe les grands arbres des forêts pour s'en servir à élever des édifices, mais on ne les met pas en oeuvre dés qu'ils sont coupés. On attend qu'ils sèchent auparavant ; et plus ils deviennent secs pendant qu'ils sont encore à terre, plus ils sont propres à durer longtemps aux ouvrages auxquels on les destine.
II faut au contraire ceux qui ne persévèrent pas dans le bien qu'ils ont commencé de pratiquer, de considérer attentivement que laissant ainsi imparfaits les bons desseins qu'ils s'étaient proposés, ils perdent même le fruit de ce qu'ils avaient commencé à exécuter. Car si l'application et la ferveur que l'on doit avoir pour le bien que l'on croit devoir faire n'augmente toujours, le mérite de ce qu'on en a déjà fait diminue et se perd insensiblement. L'âme des hommes est dans ce monde comme un bateau qui monte contre le fil de l'eau, et qui ne pouvant s'arrêter tout à fait, descend nécessairement dès qu'on cesse de s'efforcer à le faire monter. Ainsi dès que l'on cesse de pratiquer le bien que l'on a commencé et de travailler à le conduire à sa perfection, au lieu d'arriver au pas de cette perfection on perd encore le fruit des efforts que l'on a faits pour s'y avancer. C'est ce qui a fait dire à Salomon que celui qui est mou et lâche dans ses actions, est le frère de celui qui gâche ce qu'il fait (Prov 18, 9) parce que quiconque ne continue pas fidèlement le bien qu'il a commencé, imite par sa lâcheté et sa négligence la conduite d'un homme qui détruit de sa propre main ce qu'il a édifié. C'est pourquoi aussi l'Ange dit à l'Evêque de l'Eglise de Sardes : Soyez vigilant et raffermis dans ce qui vous reste de vie, car je ne trouve pas vos oeuvres pleines devant mon Dieu (Apoc. 3, 2). Comme donc cet Ange n'avait pas trouvé les oeuvres de cet Evêque pleines, c'est-à-dire vivantes devant son Dieu, il prédit que les autres bonnes actions qu'il avait faites allait mourir ; parce que si la charité qui est la vie de l'âme n'anime et ne fait revivre ce qui est comme mort en nous, ce qui y reste de vie se meurt et s'éteint aussitôt.
Il faut encore leur représenter qu'il est plus tolérable de ne pas entrer dans le chemin de la vertu, que de retourner en arrière après y être entré ; et que s'ils ne regardaient pas derrière eux comme il font, ils ne seraient pas si languissants et si lâches à continuer leur entreprise. II leur eut été meilleur, dit l'Apôtre saint Pierre, parlant de ces fortes de personnes, de n'avoir pas connu la voie de la piété et de la justice, que de retourner en arrière après l'avoir connue (2 P.2, 21). Et Dieu même leur dit dans l'Apocalypse : Parce que vous êtes tiède et que vous n'êtes ni froid ni chaud, je vous vomis de ma bouche (Apoc 3, 15-16). Celui-là est entièrement chaud qui commence une bonne oeuvre et qui l'achève : et celui-là au contraire est entièrement froid, qui bien loin d'en achever n'en commence aucune. Or comme la tiédeur est le milieu pour passer du froid à la chaleur, elle l'est aussi pour passer de la chaleur au froid. Ainsi lorsqu'un homme quitte le froid d'une vie païenne et déréglée mais n'a pas encore surmonté sa tiédeur, si après avoir fait quelque effort pour acquérir la chaleur d'une vie fervente et chrétienne, perdant l'espérance d'arriver à cette ferveur il croupit dans une tiédeur dangereuse, il tombe par cette conduite dans sa première froideur. Mais comme il y a lieu d'espérer de ce qui n'est pas dans cette mauvaise tiédeur, que de froid il pourra devenir y a lieu d'espérer sa conversion : mais lorsque après sa conversion il devient lâche et tiède, il ôte tout sujet d'espérer de lui. Dieu veut un homme qui soit on entièrement froid ou entièrement chaud pour n'être pas en état d'être vomi de sa bouche, c'est-à-dire qu'il veut ou que n'étant pas encore converti il donne quelque espérance de conversion, ou qu'étant déjà converti il s'exerce avec ardeur dans la pratique de la vertu ; de crainte qu'on ne le vomisse comme tiède, c'est-à-dire comme un homme, qui au lieu de s'animer pour arriver au degré de ferveur qu'il s'était proposé, est prêt, par sa lâcheté, de retourner à son premier degré de froideur qui lui était si préjudiciable.
De quelle manière il faut instruire ceux qui font le mal en secret et le bien en public, et ceux qui cachant le bien qu'ils font donnent occasion d'avoir mauvaise opinion d'eux par leur conduite extérieure.
Il faut instruire ceux qui faisant de mauvaises actions en secret en ceux qui font de bonnes en public, autrement que ceux qui se cachant pour faire le bien souffrent qu'on ait mauvaise opinion d'eux à cause de certaines actions qu'ils font devant le monde.
II faut avertir les premiers de penser en eux-mêmes combien les jugements des hommes passent promptement et combien ceux de Dieu sont immuables, d'arrêter leur vue sur la fin de toutes les choses du monde, et de considérer que le témoignage et les louanges des hommes sont des choses qui ne durent pas, au lieu que la connaissance et le jugement de Dieu, qui pénètre ce qu'il y a de plus caché dans nous, se termine par une punition ou à une récompense éternelle ; qu'en exposant donc au jugement de Dieu ce qu'ils font de mal en secret, et aux yeux des hommes le peu de bien qu'ils peuvent faire, ils n'auront alors aucun témoin de leurs bonnes actions publiques, au lieu qu'ils auront en Dieu un témoin éternel de leurs fautes cachées ; et qu'ainsi en cachant leurs dérèglements aux yeux des hommes, et ne leur découvrant que leurs vertus, il n'y aura que ce qu'ils auraient eu soin de cacher, et dont ils seront punis, qui sera découvert ; au lieu que ce qu'ils auront affecté de découvrir aux autres, et qui aurait du être récompensé, demeurera dans un oubli éternel.
II faut leur représenter que c'est avec beaucoup de raison que Jésus Christ les appelle sépulcres blanchis, qui au dehors paraissent beaux et qui au dedans sont pleins d'ossements de morts et de toute sorte de pourriture ; puisqu'ils cachent leurs vices au dedans d'eux-mêmes, et que faisant aux yeux des hommes quelques belles actions ils se flattent de la seule apparence de la vertu et de la justice.
II faut leur représenter qu'ils ne doivent pas estimer si peu le bien qu'ils font, mais qu'ils doivent croire qu'ils méritent autre chose que des louanges humaines ; que c'est en juger trop désavantageusement que de penser que ces louanges en soient une assez digne récompense ; qu'ils ne peuvent les rechercher comme ils sont pour récompense de leurs bonnes actions sans vendre pour un prix bien vile une chose qui mérite une récompense éternelle ; et que c'est de ce prix qu'on aura reçu dans ce monde que Jésus-Christ a dit : En vérité je vous le dis ils ont reçu leur récompense (Mat 6, 2).
Enfin il faut leur dire que quand ils font de mauvaises actions en secret qu'ils donnent aux hommes quelques bons exemples dans celles qu'ils font en public, ils leur montrent à suivre ce qu'ils fuient, ils leur crient d'aimer ce qu'ils haïssent , et en même temps qu'ils vivent pour les autres ils meurent en effet à l'égard d'eux, mêmes. II faut au contraire avertir ceux qui se cachent pour faire le bien et qui souffrent que l'on ait mauvaise opinion d'eux à cause de certaines actions qu'ils font devant le monde, de prendre garde qu'en se vivifiant eux-mêmes par le moyen de leurs bonnes oeuvres ils ne donnent la mort aux autres par leur mauvais exemple ; qu'ils n'aiment moins leur prochain qu'ils s'aiment eux-mêmes ; que pendant qu'ils se fortifient par des vertus, qui sont comme un vin salutaire qui les soutient, ils ne répandent dans le coeur de ceux qui l'observent un poison très dangereux ; et que d'un côté ils édifient peu le prochain en s'appliquant à faire du bien qu'en secret, et de l'autre qu'ils ne lui portent un fort grand préjudice en donnant occasion par de certaines actions de faire courir des bruits qui leur font désavantageux et qui sont de mauvais exemples. Car quand on a assez de vertu pour être au dessus du désir des louanges, on commet une espèce d'injustice à l'égard du prochain, lorsqu'en cachant à ses yeux le bien que l'on fait on le frustre de l'édification qu'il en aurait pu retirer. Et en ne montrant pas aux autres le bien qu'ils pourraient imiter, on ne se rend pas moins blâmable dans sa conduite, qu'un homme qui après avoir jeté quelque semence en terre en couperait les racines pour l'empêcher de germer.
C'est pour cela que Jésus-Christ dit dans l'Evangile: Que les hommes voient vos bonnes oeuvres, afin qu'ils en glorifient votre Père qui est dans le ciel (Matth 5, 16) ; et que néanmoins il semble en un autre endroit prescrire le contraire lorsqu'il dit : Prenez, bien garde de ne faire pas vos bonnes oeuvre devant les hommes pour en être regardé (Matth 6, 1). Car pourquoi nous commande-t-il d'une part de faire nos bonnes oeuvres en sorte qu'on ne les voit pas et de l'autre de faire en sorte qu'on les voit, si ce n'est pour nous apprendre qu'il faut les cacher en ne recherchant pas d'en être loués, et les faire paraître en faisant que le Père céleste en soit davantage honoré. Et c'est ce que Jésus-Christ lui-même nous marque expressément ; car lorsqu'il nous défend de faire nos bonnes oeuvres devant les hommes il ajoute aussitôt : pour en être regardez ; et lorsqu'il nous ordonne de les faire voir aux hommes, il ajoute en même temps, afin qu'ils en glorifient votre Père qui est dans le ciel. Ce sont donc ces deux différents motifs, qui font voir de quelle sorte nos bonnes actions doivent paraître et ne pas paraître ; car l'intention de celui qui agit doit être telle qu'il ne cherche pas de les faire connaître afin d'en être loué, ni aussi de les cacher afin que le Père céleste en tire sa gloire. C'est pourquoi il arrive souvent qu'une même action qui est bonne est cachée alors même qu'elle est publique, et qu'elle est publique lorsqu'elle est cachée. Car celui qui fait publiquement une bonne oeuvre où il ne recherche pas sa propre gloire mais celle de Dieu, cache ce qu'il fait, puisqu'il n'en veut avoir pour témoin que celui à qui seul il a eu dessein de plaire ; et au contraire celui qui souhaite d'être découvert et d'être loué dans une bonne oeuvre qu'il fait en secret, quoiqu'il n'y ait peut-être personne qui l'ait vu, ne laisse pas d'être censé l'avoir faite devant les hommes, parce qu'il a eu autant qu'il a été en lui, un aussi grand nombre de témoins de son action, qu'il y a eu de personnes dont il a souhaité dans son coeur d'être loué ; mais quand on n'a pas soin de cacher aux yeux des hommes autant qu'on le peut faire sans offenser Dieu ce qui peut être mal pris et mal expliqué, on donne occasion à ceux qui sont sujets à interpréter les choses en mal de s'en faire un exemple qui les fait tomber dans le péché. D'où il arrive que ceux qui souffrent par leur négligence qu'on ait mauvaise opinion d'eux en de certaines choses, ne font à la vérité rien d'injuste par eux-mêmes, mais ils offensent Dieu dans tous ceux qui imitent le mal qu'on leur attribue. C'est pourquoi saint Paul s'adressant à des personnes qui mangeait sans souiller leur conscience de certaines viandes que d'autres regardaient comme immondes, et qui étaient par leur action sujet de scandale, leur dit : Prenez, garde que cette liberté que vous vous donnez de manger de tout ne soit aux faibles une occasion de chute ; et qu'ainsi par votre science vous ne perdiez, votre frère encore faible pour lequel Jésus-Christ est mort. Car péchant de la sorte contre vos frères, et blessant leur conscience qui est faible, vous péchez contre le Christ (1Cor 8). C'est aussi pour cela que Moïse ayant dit : Vous ne direz, pas d'injure à un sourd, ajoute encore vous ne dresserez pas de piège devant un aveugle (Lv 19, 14). Car dire des injures à un sourd c'est médire d'une personne absente, et qui ne peut pas entendre ce qu'on dit d'elle : et dresser un piège à un aveugle, c'est faire une chose qui est bonne en soi, mais dont une personne qui n'a pas de lumière et de discernement en fait un sujet de scandale et de chute.
Devant un auditoire, comment encourager les vertus sans donner envie de pratiquer les vices qui leurs sont opposés.
Nous avons montré de quelle manière un Pasteur doit diversifier ses instructions, afin qu'il puisse appliquer avec plus de discernement les remèdes propres aux maladies particulières de chacun. .
Mais si c'est une chose très difficile et qui demande une application toute singulière, que de faire que ce que l'on dit à une personne en particulier puisse remédier à tous ses besoins, parce qu'il est très difficile de proportionner tellement son discours à ses dispositions qu'il lui soit également utile en toutes choses ; il est néanmoins incomparablement plus ardu d'instruire en même temps et dans un même discours des personnes qui sont travaillées d'une infinité de passions différentes. Car alors il faut se conduire avec tant d'adresse, que quoique ces personnes soient engagées dans ces passions contraires, les instructions néanmoins qu'on leur donne soient proportionnées aux besoins de chacun, sans qu'il y ait rien qui se contredise ; en sorte que passant dans un même discours comme au milieu de ces passions contraires on les perce pour ainsi dire de part et d'autre par la parole comme par une épée à deux tranchants.
Il faut donc tellement prêcher l'humilité aux superbes, que l'on n'augmente pas la crainte des personnes timides ; et rassurer aussi tellement les personnes timides, que les superbes n'en deviennent pas plus insolentes.
II faut tellement exciter au bien ceux qui sont fainéants et qui sont comme engourdis par la paresse, que ceux qui sont trop agissants et trop inquiets n'en prennent pas occasion d'agir encore avec plus d'emportement y et tempérer aussi si sagement l'ardeur de ceux qui sont trop agissants et inquiets, que ceux qui sont paresseux et oisifs n'en prennent pas prétexte pour rester tranquillement dans leur oisiveté et leur paresse.
II faut travailler tellement à arrêter les emportements des personnes colériques et impatientes, que celles qui sont douces et paisibles n'en deviennent pas plus négligentes ; et inspirer tellement aux personnes douces de l'ardeur et du zèle, que l'on augmente pas le feu de celles qui sont impatientes et colériques.
II faut exhorter de telle sorte les avares à donner largement de leurs biens, qu'on n'autorise pas la profusion excessive que les prodigues font des leurs ; et exciter avec tant d'adresse les prodigues à épargner, que les avares n'en deviennent pas plus attachés à ces biens périssables qu'ils gardent avec tant de soin.
II faut louer le mariage avec tant de précaution devant les personnes incontinentes, que ceux qui ont déjà embrassé la continence ne soient pas portées à l'abandonner pour satisfaire leur sensualité ; et louer aussi tellement la virginité devant des personnes continentes, qu'elles ne méprisent pas la fécondité dans les personnes mariées.
Enfin il faut d'une part porter de telle sorte ses auditeurs au bien, que de l'autre on ne leur persuade pas le mal. Il faut tellement louer devant eux ce qui est de plus parfait, qu'ils n'en méprisent pas ce qui est d'une moindre perfection. Et il faut tellement les exhorter à être ridelles dans les petites choses, qu'ils ne s'imaginent pas qu'elles suffisent, et que dans cette créance ils négligent de l'étendre aux plus hautes et aux plus relevées.
De la difficulté qu’il y a d’instruire une personne qui est sujette à des passions contraires et de l’obligation qu’a un pasteur de laisser croître quelquefois certains vices pour en déraciner de plus considérables.
Quoiqu’il soit très difficile à un pasteur de remédier dans une instruction commune à tous les mouvements secrets de ceux qui l’écoutent, et, imitant ceux que l’on dresse aux exercices, il se tourne pour faire face à toutes les sortes de vices, cette peine n’est néanmoins pas comparable à celle qu’il lui faut essuyer quand il est obligé d’instruire une même personne qui est sujette à des vices contraires.
Car il y en a, par exemple, qui étant d’une humeur naturellement joyeuse s’épanchent sans frein dans la joie mais qui, lorsque la tristesse les saisit, tombent tout d’un coup dans un étrange abattement.
Il faut donc, lorsque l’on entreprend de les guérir, les inciter tellement à les fortifier contre cette tristesse accidentelle et passagère, qu’on ne contribue point à augmenter en eux l’enjouement qui vient de leur nature.
Il faut aussi arrêter adroitement l’excès de leur enjouement naturel, afin de ne pas augmenter dans leur âme la tristesse dans laquelle ils tombent soudainement.
Il y en a d’autres qui, ayant pris l’habitude de faire les choses trop promptement, sont néanmoins quelquefois arrêtés subitement par la forte crainte qui les saisit, et qui les empêche de faire ce qu’ils ont à faire diligemment.
D’autres au contraire, étant extrêmement timides de nature, se portent quelquefois témérairement et précipitamment vers ce qu’ils désirent.
Il faut donc tâcher de fortifier les uns contre ces brusques mouvements de crainte, pour lutter contre la mauvaise habitude qu’ils ont contractée de faire les choses avec précipitation, et reprendre les autres avec force de leur emportement et de leur précipitation afin que leur timidité naturelle n’en devienne pas plus forte.
Et on ne doit pas s’étonner que les médecins des âmes soient obligés de se comporter de la sorte et de se conduire avec art et circonspection, puisque les médecins des corps le font tous les jours.
En effet, quand un corps faible se trouve accablé sous le poids d’une langueur excessive, comme cela arrive assez souvent, et que pour arrêter le cours il a besoin de remèdes violents qu’il ne peut supporter à cause de sa faiblesse, toute l’adresse et tout l’art du médecin consiste alors à trouver des moyens d’ôter le mal qui cause cette langueur sans que la faiblesse du malade n’augmente.
Et ceci afin que le remède, en éliminant cette langueur, ne lui ôte en fin de compte la vie.
Et ainsi il doit composer et tempérer le remède qu’il doit donner à ce malade avec tant de discrétion qu’il guérisse en même temps et la langueur, et la faiblesse.
Or si un même remède sert en même temps à différents usages, et qu’il ne mérite ce nom que lorsqu’en apportant du soulagement au malade il ne nuit point à sa complexion, pourquoi la parole qui est la médecine de l’âme, proportionnée aux besoins et à la disposition de celui qui l’écoute, ne pourra-t-elle pas en même temps guérir des maladies différentes, puisque la vertu est d’autant plus subtile étant donné qu’il s’agit de choses spirituelles et invisibles.
Mais parce qu’il arrive assez souvent qu’une âme est travaillée en même temps par deux vices, dont l’un est moins considérable que l’autre, il faut alors s’appliquer à guérir celui des deux qui est le plus prêt de lui donner la mort.
Et si on ne peut le guérir sans empêcher l’autre de se fortifier, il faut que la patience et l’adresse d’un pasteur paraissent à instruire si bien celui qui se trouve attaqué par ces deux vices, qu’il souffre de voir que l’un se fortifie en lui afin de guérir l’autre qui est prêt à la faire mourir.
Et, agissant de la sorte, il n’augmente pas le mal de son malade mais il lui sauve la vie, pour prendre ensuite le temps propre à lui procurer une santé parfaite.
Par exemple un homme voit qu’en mangeant de façon excessive, il est vivement vaincu par l’aiguillon de la chair.
Appréhendant les suites du combat, il tâche alors de se mortifier et de retrancher de sa nourriture par le moyen de l’abstinence.
Mais pendant qu’il fait ces efforts, il est ensuite tenté par des mouvements de vaine gloire.
Il est donc visible qu’il y a, en cet homme, un vice qu’on ne saurait entièrement détruire sans qu’on laisse en fortifier un autre.
Or auquel de ces deux dangereux maux faut-il plutôt appliquer le remède ?
N’est ce pas à celui dont cet homme est le plus dangereusement attaqué ?
Et ainsi il faut souffrir que ces mouvements d’orgueil se fortifient en lui à cause de l’abstinence qu’il garde, puisqu’ils ne lui ôtent pas la vie, de crainte que l’impureté qui est une suite nécessaire de la gourmandise ne lui cause la mort.
C’est ainsi que saint Paul en a usé à l’égard des Romains.
Car considérant leur faiblesse, qui faisait qu’ils voulaient ou continuer à faire le mal, ou que le bien qu’ils faisaient soit récompensé par quelques louanges des hommes, il leur dit : « Voulez vous ne point craindre les puissances, faites bien, et elles vous en loueront ». Rom (3 ; 3)
Il est certain qu’on ne doit pas faire le bien, ni en vue de se soustraire de la crainte des puissances humaines, ni dans la pensée d’en recevoir quelque louange et quelque gloire passagère.
Cependant l’apôtre, excellent prédicateur de la Vérité, faisait réflexion que la faiblesse des Romains à qui il parlait, ne leur permettait pas de fuir le mal et en même temps de ne pas rechercher les louanges du bien qu’ils faisaient.
Il leur permet dans ces paroles une chose et leur en défend une autre.
Il leur laisse l’espérance de quelques louanges humaines qui sont fort peu de choses, mais il veut les empêcher de tomber dans un désordre aussi considérable que serait celui de résister aux puissances établies de Dieu, afin que n’étant pas coupables de l’un ou de l’autre en même temps, ils eussent d’autant moins de peine à vaincre le vice de la désobéissance, qu’il pouvait laisser dans un autre et qui est si cher et si naturel à l’homme.
Qu’il ne faut point prêcher des choses relevées devant les esprits faibles et qu’il faut surtout instruire les autres par ses exemples.
La dernière chose à laquelle il faut qu’un pasteur prenne garde est de ne rien dire dans ses instructions qui soit au dessus de la portée de ceux qui l’écoutent, de crainte que leur esprit, étant trop fortement appliqué, ne se lasse et ne se dégoute.
Et qu’il leur arrive la même chose que lorsque les cordes d’instruments se rompent lorsqu’elles sont trop tendues.
Ainsi est-il nécessaire qu’il cache les choses qui sont trop relevées lorsqu’il parle devant plusieurs et qu’il ne doit les découvrir qu’à un fort petit nombre de personnes.
C’est ce qui a fait dire à Jésus-Christ même : « Qui est le dispensateur fidèle et prudent que le maître établira sur ses serviteurs pour donner le bled à chacun au temps et selon la mesure qui lui est propre ? » Luc (12,42)
Car cette mesure du bled marque celle de la parole de Dieu, qui doit être proportionnée à la capacité de ceux qui l’écoutent, de peur que, ne pouvant la comprendre, elle ne se répande inutilement et ne se perde.
C’est aussi ce qui fait dire à saint Paul : « Je n’ai pas pu vous parler comme à des hommes spirituels, mais comme à des personnes qui sont encore charnelles, qui ne sont que des enfants en Jésus-Christ.
Je ne vous ai nourri que de lait et non pas de viandes solides. » 3Cor (1,2)
Et c’est ce qui fit que Moise, sortant d’un entretien avec Dieu, mit un voile sur son visage qui était éclatant de gloire, pour marquer le fait qu’il ne voulait point découvrir au peuple les lumières secrètes qu’il avait reçues de Dieu.
Et Dieu commande par le ministère du même prophète, « que celui qui aura fait une fosse et qui aura négligé de la couvrir, si un âne ou un bœuf vient à y tomber et à se perdre, rende à son maître ce qu’il vaut ». Ex (3,4).
Ce qui fait voir qu’un pasteur qui approfondit les plus hauts mystères de la science se rend coupable lorsque, ne cachant pas aux esprits bas et grossiers les profondeurs qu’il découvre, et transforme la sublimité des vérités qu’il avance devant eux comme un sujet de scandale, qu’ils soient bons ou méchants.
C’est pourquoi Dieu a dit, en s’adressant à Job : « Qui a pu donner au coq l’intelligence qu’il a ? »
Job (33,36).
Car un prédicateur qui est homme de bien est comme un coq qui chante durant la nuit, quand il crie dans ce siècle ténébreux, et qu’il dit avec l’Apôtre : « Il est temps, l’heure est déjà venue de nous réveiller de notre assoupissement. Sortez de votre assoupissement pour embrasser la justice, abstenez vous de pêcher. » Rom (15,11).
C’est l’ordinaire du coq de chanter haut et fort quand il fait encore bien nuit, et de chanter d’une voix plus claire quand le jour approche.
Ainsi celui qui prêche avec jugement découvre les vérités qui peuvent être entendues facilement à ceux qui sont encore dans l’obscurité et dans les ténèbres de l’ignorance.
Il leur cache celles qui sont plus difficiles à entendre et à pénétrer, afin de les leur découvrir lorsqu’ils seront plus éclairés et plus capables de les comprendre.
Et ceci me fait souvenir à nouveau de ce que j’ai dit, qu’il est nécessaire qu’un prédicateur se fasse entendre plus par ses actions que par ses paroles. Qu’il marque plus le chemin, par sa bonne vie plutôt que par ses discours, ou ceux qui le suivent doivent marcher.
Qu’il le leur montre plutôt en y marchant lui-même qu’en discourant.
Car le coq qui est proposé dans l’Ecriture Sainte comme la figure d’un bon prédicateur, se disposant à chanter, fait un mouvement en se frappant des ailes et, se battant ainsi, se rend plus éveillé.
Cela montre ainsi qu’il faut que ceux qui s’appliquent à la fonction sainte de la prédication de la parole de Dieu doivent se rendre eux-mêmes vigilants par l’amour et la pratique des bonnes œuvres.
Et ainsi ils sortent de l’assoupissement ou ils sont à l’égard de ces bonnes œuvres, avant d’entreprendre, dans leurs discours, d’exciter les autres à la pratiquer.
Il faut qu’ils s’excitent eux –mêmes par la pratique des actions de la plus haute perfection, et qu’ensuite ils animent les autres à entreprendre une vie réglée.
Egalement qu’ils fassent en premier une exacte et sérieuse réflexion sur toute leur conduite, afin qu’ayant reconnu leur tiédeur et leur négligence, ils s’en corrigent et s’en châtient sévèrement.
Après cela, ils pourront régler la vie des autres.
Leur premier soin réside donc en l’expiation de leurs propres fautes pour qu’ensuite ils puissent faire connaître aux autres celles qu’ils ont punies en eux.
Ainsi donc, avant de prêcher aux autres, ils doivent leur faire entendre par leurs actions tout ce qu’ils ont à leur enseigner dans leurs discours.
De l'obligation qu'a un pasteur de rentrer en lui-même après avoir satisfait pleinement à celle qu'il a d'instruire et d'édifier les autres pas ses paroles et par ses actions, de crainte qu'il n'en prenne sujet de s'élever.
Comme il arrive assez souvent qu'un pasteur instruisant son peuple d'une bonne manière s'élève en lui-même par la joie secrète de concevoir que ses talents puissent éclater aux yeux des autres, il faut qu'il se remplisse le coeur d'une vive appréhension des jugements de Dieu.
En s'occupant à guérir les plaies des autres et à procurer leur salut, il peut négliger le sien propre et se faire des blessures mortelles par son orgueil.
En aidant le prochain, il peut se nuire à lui-même et tomber en relevant les autres.
Car il s'en est vu à qui leur grande vertu est devenue une occasion de perte parce qu'ils s'étaient trop confiés à eux-mêmes et qu'ils se sont trop appuyés sur leurs propres forces.
Ainsi ils sont tombés insensiblement dans une grande négligence qui leur a fait perdre la grâce qui est la vie de l'âme.
En effet lorsque la vertu résiste efficacement aux vices, l'âme se flatte et s'applaudit en elle-même de cette résistance.
Perdant la crainte qui la rendait circonspecte, elle se tient tout à fait en repos dans la confiance qu'elle a en ses propres forces.
Mais le malin esprit qui est plein de tromperie et d'artifices, la trouvant dans cette négligence, lui représente alors le bien qu'elle a jamais fait et lui en grossit l'image avec tant d'adresse qu'il la porte à avoir beaucoup d'estime pour elle-même et à se regarder comme beaucoup plus parfaite que les autres.
De sorte que s'aveuglant elle-même par cette folle pensée et ce faux jugement, elle trouve dans le souvenir du bien qu'elle a fait et dans la vanité qu'elle en retire, un précipice ou elle tombe aux yeux de Dieu, qui seul fait les humbles.
C'est aux âmes qui s'élèvent de cette sorte que s'adresse cette parole du prophète : « Plus vous croyez avoir de beauté, plus vous serez abaissés et demeurerez avec les incirconcis. » Ez (32,19)
C'est comme s'il disait : Puisque la beauté de votre vertu vous élève, cette beauté même ne manquera pas de vous faire tomber. »
C'est encore à ces âmes superbes que regarde ce reproche que Dieu fît par la bouche du même prophète à Jérusalem qui en était la figure : « Vous étiez accomplis, di Dieu à cette ville superbe, pour la rare beauté que j'avais mise sur vous ; et mettent toute votre confiance en cette beauté vous vous êtes prostituée dans la réputation que vous vous êtes acquise. » Ez (16,14)
Car une âme s'élève par la confiance qu'elle a en sa beauté, lorsque se complaisant dans le mérite qu'elle croit avoir acquis par ses bonnes oeuvres, elle s'en glorifie et se tient dans une assurance certaine.
Mais cette même confiance fait qu'elle se prostitue, parce que tandis qu'elle est ainsi occupée des pensées et des réflexions qu'elle fait sur elle-même, les malins esprits l'abusent et la corrompent en l'engageant en une infinité de désordres et de vices.
Et il faut bien remarquer ces paroles : « Vous vous êtes prostituée dans la réputation que vous vous êtes acquise ».
Car quand l'âme cesse une fois de regarder Dieu qui la conduit, elle cherche aussitôt sa propre gloire et elle commence à s'attribuer tout le bien qu'elle n'a reçue que pour glorifier dont elle le tient.
Elle désire étendre bien loin cette vaine gloire et cette réputation et elle travaille autant qu'elle peut à acquérir une haute estime dans l'esprit de tout le monde.
Et ainsi en abandonnant la fidélité qu'elle doit à Dieu, elle se prostitue par ce désir des louanges à l'esprit impur qui cherche à la corrompre.
C'est ce qui fait dire à David : « Il a permis que ce qui faisait leur force et leur gloire tombât entre les mains de leurs ennemis. » Ps (77,67)
Car ce qui fait la force et la gloire d'une âme peut tomber entre les mains des ennemis, lorsque étant séduite, elle devient esclave du démon par l'orgueil qu'elle conçoit de ses bonnes actions.
Il est vrai que cette vanité qui suit la vertu ne surmonte pas toujours absolument l'âme des élus mais elle l'attaque souvent.
Lorsqu'elle en est attaquée Dieu quelquefois l'abandonne, et de cet abandon l'âme rentre en elle-même par la crainte qu'elle en conçoit.
C'est pourquoi David dit encore : « Dans ma plus grande abondance j'ai dit en moi-même que je ne me verrais jamais ébranlé. » Ps (29,7)
Mais comme il s'était ainsi élevé dans la vue de cette confiance qu'il avait en a vertu, il décrit un peu après le mal qui lui est arrivé : « Vous avez, dit-il, détourné votre visage de moi et je suis tombé dans le trouble » (Ibid)
C'est comme s'il disait : je me suis estimé fort au milieu des forces dont je jouissais, mais étant abandonné de vous j'ai reconnu aussitôt combien j'étais faible.
Il dit encore en un autre endroit : « J'ai projeté et résolu de garder entièrement les ordonnances de votre justice ».Ps (118,118)
Mais ayant reconnu qu'il était au dessus de ses forces de faire ce qu'il avait ainsi arrêté, parce que le trouble ou il était tombé ensuite lui avait fait sentir sa faiblesse, il a en même temps recours à la prière : « Mon affliction, dit-il, et ma misère est extrême. Redonnez-moi la vie, Seigneur, selon vos promesses » (Ibid, 107).
Quelquefois même avant que Dieu élève une âme par les dons de sa grâce, il lui remet devant les yeux ses infirmités et ses faiblesses, de peur qu'elle ne s'en élève après les avoir reçus.
Ainsi nous voyons dans l'Ecriture Sainte que toutes les fois que le prophète Ezéchiel est appelé de Dieu pour considérer les choses les plus hautes et les plus relevées, il est toujours auparavant appelé fils de l'homme.
Car c'est comme si Dieu lui disait : afin que vous ne vous éleviez point pour les choses sublimes que vous voyez, pensez à ce que vous êtes. Et souvenez vous que vous n'êtes qu'un homme, quoique vous pénétriez des choses très élevées.
Dans le temps que vous êtes ravie hors de vous-mêmes, que la vue de votre infirmité soit comme un train qui vous arrête et vous fasse rentrer en vous-mêmes.
Lorsque donc nous commençons à avoir de la complaisance pour le grand nombre de nos bonnes actions, il faut que notre âme s'applique aussitôt à considérer ses faiblesses et qu'elle s'humilie en elle-même.
Qu'elle regarde non le bien qu'elle a fait mais celui qu'elle a négligé de faire.
Afin que notre coeur, abattu et anéanti par le souvenir de ses faiblesses, se fortifie et s'affermisse davantage dans la vertu aux yeux de Dieu, qui seul inspire les sentiments d'une humilité véritable.
Et c'est pour cela qu'en même temps que Dieu fait faire aux justes un plus grand progrès dans la vertu, il leur laisse quelques légères imperfections, afin qu'au milieu de l'éclat des vertus qui force l'admiration de tout le monde, l'ennui que leur causent ces imperfections les tienne dans l'abaissement.
De telle sorte que la difficulté qu'ils éprouvent à résister au mal en de petites occasions leur apprenne à ne point s'élever dans la victoire qu'ils remportent dans les grandes.
Voilà, mon cher ami, ce que le reproche que vous m'avez fait m'a obligé de vous écrire.
Cependant lorsque je travaille ainsi à montrer quel doit être un véritable pasteur, je fais justement ce que ferait un peintre tout sale et tout crasseux qui représenterait sur une toile la figure d'un homme très beau et très bien fait.
Car je m'ingère de conduire les autres au port de la perfection, pendant que je suis encore moi-même agité des flots de mes passions et de mes vices.
Je vous conjure donc de vouloir me soutenir par le mérite de vos prières comme par une planche dans le naufrage de la vie présente, afin que, me sentant enfoncer dans les eaux de la mer orageuse de ce monde par le poids que je sens en moi qui m'emporte, votre main charitable me soulage et m'élève au dessus de l'eau.